Satire enragée
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Falk Richter vient de présenter à l’Odéon « Am Königsweg » [« Sur la voie royale »], d’Elfriede Jelinek, pièce née dans la nuit de l’élection de Trump. Une satire virulente sur la montée des nationalismes.
Au centre du propos, la cécité offre le prétexte à la dramaturge autrichienne de transposer, dans la mythologie, cette terrible actualité. Comme dans une sorte de cauchemar éveillé, elle se demande pourquoi nous n’avons rien vu venir. Les références au président américain foisonnent. Toutefois, Donald Trump est moins le sujet que la substance de la pièce. Elfriede Jelinek puise dans la tragédie grecque les ressorts pour dénoncer tous les abus de pouvoir.
À partir du mythe d’Œdipe, elle fait intervenir un chœur, comme dans la tragédie de Sophocle, pour représenter le peuple et dénoncer les atteintes à la démocratie. Dans son long monologue, elle fait entendre le roi et ses opposants, les complices du marasme et les dépossédés. Ici, tout le monde est aveugle ou impotent. La victoire de ce roi signifie le retour de l’ancien. Il incarne une histoire millénaire : celle de l’autoritarisme, de l’exclusion, de la violence. Car l’histoire tourne en rond, ne cesse de répéter l’auteur. Attirées par la figure du chef fort et par la grandeur des nations, nos sociétés modernes ne tendent-elles pas à réemprunter la voie royale ?
Visionnaire ?
Question responsabilités, le quidam en prend autant pour son grade que les élites. En effet, comment expliquer cette servitude volontaire qui consiste à se choisir les gouvernants les plus abjects ? Elfriede Jelinek invoque le populisme, au même titre que l’hypercapitalisme ou la perversité des puissants.
La lauréate du prix Nobel de littérature en 2004 confirme son impertinence. Celle qui s’est battue toute sa vie contre le fascisme fait partie des voix qui comptent. Elle décrit ici, toujours avec culot, la violence, la peur, la haine dans nos sociétés déliquescentes. C’est incisif, mais la pièce est trop bavarde, sans pour autant pousser bien loin la réflexion. Avec autodérision, l’enfant terrible de la scène européenne se représente d’ailleurs elle-même comme prophétesse, une voyante aveugle saignant de la bouche et des yeux, lucide sur son impuissance : « Nous tous avons épuisé les mots, nous n’avons plus rien à dire », conclue-t-elle dans la pièce, qui regorge pourtant de coups de gueule et de pathos tragique.
Obscénités et démesure
Ce « jeu de massacre qui tient du music-hall et du radio-crochet, du reality show obscène et du goûter d’anniversaire, du freak show foireux et du spectacle de marionnettes », Falk Richter le met en scène de manière baroque et provocatrice. Il puise dans cette écriture hors norme, un matériau foisonnant traversé de plusieurs voix, de quoi faire un récit polyphonique. Sur scène, une sorte de machine génère des images. Vidéo, danse et musique sont omniprésentes.
Que de bruit et de fureur ! Sur le plateau transformé en champ de bataille narcissique, c’est iconoclaste, bariolé, ubuesque… Revêtu d’un ridicule déshabillé rose bonbon, entre autres attributs de pacotille, le roi se démène de façon puérile. Quel intérêt d’en rajouter ? Réduit à un show grotesque, le système politique dégoûte, plus qu’il n’effraie.
Certaines images gore ou dignes de la téléréalité trash sont censées provoquer la nausée. Elles amusent. Autour du roi, des orateurs (des Chrétiens radicaux aux Indignés de Twitter, en passant par les stars du Muppet Show ou encore les épargnants floués de la Deutsche Bank) tentent de dire, démunis, le monde tel qu’il est. Des hordes de jeunes hommes blancs, avec capuches pointues, débarquent entre Kermit la grenouille et les démocrates centristes apeurés…
Malgré la présence de la troupe du Schauspielhaus de Hambourg et de Ilse Ritter, comédienne très connue en Allemagne, cette farce grotesque patine dans la semoule. À défaut d’actions, tous hurlent, vitupèrent, s’agitent. Conçue comme un happening, le spectacle s’éternise avec de longues séquences improvisées. D’ailleurs, le performer Benny Claessens nous perd constamment. Falk Richter a fait appel à une Youtubeuse d’origine turque pour secouer le public. Idée peu convaincante.
Aveuglant
L’engagement de ces artistes rassure. La rage de dire est bel et bien à l’œuvre, mais les outrances, le didactisme et les adresses maladroites au public finissent par lasser. Le bombardement ininterrompu d’images et de messages est vain. À moins que cela ne soit le but : nous aveugler, à notre tour. Le comble du paradoxe ! On aurait préféré une plus grande hauteur de vue.
On peine quand même à croire que ce spectacle ait raflé tant de prix en Allemagne (décernés par la revue Theater heute et un jury de 43 critiques issus d’Allemagne, d’Autriche et de Suisse) : metteur en scène de l’année, pièce de l’année, acteur de l’année (Benny Claessens) et meilleurs costumes ! ¶
Léna Martinelli
Am Königsweg [Sur la voie royale], d’Elfriede Jelinek
La pièce est publiée aux éditions de L’Arche
Mise en scène : Falk Richter
Avec : Idil Baydar, Benny Claessens, Matti Krause, Anne Müller, Ilse Ritter, Tilman Strauß, Julia Wieninger, Frank Willens
Décor : Katrin Hoffmann
Costumes : Andy Besuch
Lumière : Carsten Sander
Vidéo design : Michel Auder, Meika Dresenkamp
Vidéo : Antje Haubenreisser, Alexander Grasseck
Composition et musique : Matthias Grübel
Dramaturgie : Rita Thiele
Son : André Bouchekir, Hans-Peter Gerriets, Lukas Koopmann
Photos © Arno Declair
Odéon – Théâtre de l’Europe • Place de l’Odéon • 75006 Paris
Du 20 au 24 février 2019, du mercredi au samedi à 19 h 30, le dimanche à 15 heures
Réservations : 01 44 85 40 40
De 6 € à 40 €
En allemand, surtitré en français
3 h 30 (avec entracte)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Trust – Karaoké panoramique, d’après Falk Richter, par Laura Plas
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