Morne champ de bataille
Par Alicia Dorey
Les Trois Coups
Dans le majestueux « espace vide » des Bouffes du Nord, Peter Brook reprend une version minimaliste mais désincarnée du poème indien « Mahabharata ».
Condenser en un plus d’une heure cette immense épopée indienne est incontestablement un défi que seul un metteur en scène de la trempe de Peter Brook pouvait relever. Il y parvient, et nous n’en doutions pas un instant. Le message est clair, limpide, enlevé, aussi rafraîchissant qu’un conte, et pourtant l’ennui s’installe insidieusement dès les premières minutes. Peut-être attend-on toujours trop des grands pontes. Probablement sommes-nous plus facilement déçus lorsque le résultat n’est pas à la hauteur de nos attentes. Cependant, sans doute faut-il également accepter qu’il n’existe aucun systématisme dans notre amour pour un metteur en scène, aussi culte soit-il. C’est éventuellement ici l’unique leçon à retenir.
Venons-en à l’histoire. Le Mahabharata est le récit d’une guerre sanglante, durant laquelle des centaines de milliers d’hommes ont perdu la vie. Yudhishtira, seul survivant du conflit fratricide qui opposa cent frères et leurs cinq cousins, peut enfin monter sur le trône. Rongé par le remords à la suite d’un aveu terrible proféré par sa mère, le jeune roi s’effondre, et va puiser dans la mémoire collective la force de prendre le pouvoir et d’accepter son règne. À travers plusieurs contes et légendes, durant lesquels les quatre comédiens incarneront aussi bien des animaux que des allégories du Temps et de la Mort, c’est un message universel sur la condition humaine qui nous est délivré.
La pureté du texte permet de laisser libre cours à notre imagination : durant une heure, associations d’idées se font et se défont dans nos esprits saturés d’images violentes et de preuves incontestables de la brutalité des hommes. Guerres dévastatrices, peuples décimés, crimes et injustices se bousculent chaque jour sur nos écrans. En ce sens, Battlefield trouve dans l’actualité un écho retentissant. Seulement, voilà, c’est peut-être là où le bât blesse : à trop vouloir faire œuvre de simplicité, on aboutit à une simplification. L’insistance sur l’universalité du texte, au lieu de nous élever, en réduit la complexité. Et l’ensemble nous laisse de marbre.
Un théâtre figé
Le cadre monumental et dépouillé des Bouffes du Nord était sans doute l’écrin idéal pour cette mise en scène d’une grande sobriété. Très peu d’éléments de décor, des personnages simplement vêtus de quelques étoffes noires ou colorées, une lumière chaude qui magnifie les façades rougeoyantes du théâtre… tout concourt à nous plonger dans une atmosphère immémoriale, tout comme le texte millénaire du Mahabharata. On est séduit par ce parti pris esthétique, qui ne nous étonne nullement de la part de Peter Brook. Malheureusement, il enferme l’œuvre dans un espace qui reste clos : la langue ne nous atteint pas, tant la diction des interprètes paraît contrainte, mesurée et impersonnelle. Chacun déclame son texte, l’air béat, le regard tourné vers le ciel : comment y voir un lien avec la réalité dans laquelle nous vivons ? Nous aimerions nous laisser porter, mais lorsque les lumières s’éteignent, nous réalisons n’avoir ressenti aucune véritable émotion à l’égard d’un théâtre qui, en voulant représenter l’univers, ne parvient pas à atteindre le nôtre. ¶
Alicia Dorey
Battlefield, d’après le Mahabharata et la pièce de Jean‑Claude Carrière
Adaptation et mise en scène : Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
Avec : Carole Karemera, Jared McNeill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan
Lumières : Philippe Vialatte
Musique : Toshi Tsuchitori
Costumes : Oria Puppo
Photo : © Victor Tonelli / Artcomart
Théâtre des Bouffes-du-Nord • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris
Réservations : 01 46 07 34 50
Site du théâtre : www.bouffesdunord.com
Métro : ligne 2, arrêt la Chapelle
Du 15 septembre au 17 octobre 2015, du mardi au samedi à 20 h 30, et le dimanche 27 septembre à 20 heures, les samedi 3, 10 et 17 octobre à 15 h 30, relâche le 26 septembre
Durée : 1 h 15
30 € | 18 € | 14 €