Aux labyrinthes de leurs mémoires blessées
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Alice Carré fait lumière sur l’histoire des combattants africains oubliés des guerres mondiales. Malgré des fils narratifs enchevêtrés et la profusion de pistes théâtrales, une proposition qui touche par sa distribution et sa fougue généreuse.
On avait beaucoup apprécié Et le cœur fume encore, mis en scène par Margaux Eskenazy et Alice Carré. Si cette belle pièce exhibait les séquelles des exactions commises en Algérie au nom de la France, Brazza – Ouidah – Saint-Deniss’intéresse cette fois encore aux pages cartonnées du « roman national ». Alice Carré fait, en effet, entendre les voix étouffées des combattants africains, hâtivement baptisés « sénégalais » et à qui la France doit en partie sa liberté.
Pour rendre justice à la mémoire de ces hommes, elle imagine deux de leurs filles : Melika et Luz (dont le nom est d’ailleurs tout un programme). Ces jeunes femmes sont comme deux Ariane d’aujourd’hui, obstinées et libres. Elles nous entraînent dans une enquête aussi labyrinthique que surprenante. Faisant ainsi le choix du suspense, du romanesque, le spectacle n’intègre pas de documents. Partant de l’Histoire, la metteuse en scène préfère nous raconter des histoires documentées plus que documentaires.
Ô délices de la fiction qui permet de faire surgir de dramatiques secrets de famille, de concocter une jolie histoire d’amour, d’alimenter l’espoir de lendemains plus heureux, d’ajouter une énigmatique figure pythique ou de farcir l’histoire de satire politique ! Les influences y sont mixées en toute décontraction. Elle court, cette fiction, comme menacée par le risque de l’ennui et poussée par l’envie de tout dire, quitte à malmener la vraisemblance et à provoquer des rencontres un peu trop providentielles.
Le parti pris des acteurs
C’est que le sujet est vaste. De plus, négligé pendant des décennies, il remonte à la surface depuis quelques années. On songe par exemple au Point de non-retour d’Alexandra Badéa sur le massacre de Thiaroye, aussi évoqué ici. Cependant, le spectateur perd le fil face à la pléthore de pistes et de personnages, d’autant qu’un choix fort de distribution vient encore brouiller les cartes
Tranchant dans l’épineuse et actuelle controverse sur le droit à incarner qui l’on n’est pas, Alice Carré fait effectivement endosser, à ses jeunes comédiens des rôles de vieillards, à des hommes ceux de femmes (et inversement). Elle leur fait encore jouer divers rôles dans les deux lignes dramatiques de la pièce. Heureusement, si on se casse parfois la tête pour s’y retrouver, la distribution est convaincante. Après un prologue aussi confus que le rêve auquel il prétend donner forme, Claire Boust illumine le plateau. Elle est bientôt rejointe par le duo comique de choc formé par José Ndofusu et Basile Yawanke. La pièce prend alors corps. On doit aussi à Eliott Lerner parmi les moments les plus touchants de la fin de la pièce.
Brazza – Ouidah – Saint-Denis s’inscrit dans l’opération « Premiers printemps » par laquelle Théâtre Gérard Philipe soutient de jeunes metteurs en scène. Et l’on a l’impression que le spectacle lui-même est comme en sa jeunesse. Délesté de jeux d’ombres ou de chorégraphies mal intégrées, épuré, il s’imposerait peut-être plus. Reste que son engagement et sa générosité ont un charme évident. ¶
Laura Plas
Brazza – Ouidah – Saint-Denis, d’Alice Carré
Texte et mise en scène : Alice Carré
Avec : Loup Balthazar, Claire Boust, Eliott Lerner, Josué Ndofusu, Kaïnana Ramadani, Basile Yawanke
Avec les témoignages d’Yves Abibou, Armelle Abibou, M. Malonga Mungabio et M. Balossa
Collaboratrice à la mise en scène : Marie Demesy
Durée : 1 h 40
À partir de 14 ans
Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis • 59, boulevard Jules-Guesde• 93207 Saint-Denis
Du 19 au 23 mai 2022, lundi, jeudi et vendredi à 20 h 30, le samedi à 18 h 30 et le dimanche à 16 heures
Présentation du spectacle par la metteure en scène
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Et le cœur fume encore, d’Alice Carré et Margaux Eskenazi, par Trina Mounier
☛ Focus La mémoire de leurs pères (France, Algérie), Le Off, à Avignon, par Laura Plas