Un succulent banquet littéraire à la Cour !
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Après « 21 jours de fête civique », la 77e édition du Festival s’achève en apothéose avec la reprise du spectacle « By Heart » dans la Cour d’honneur. Tiago Rodrigues dresse un vibrant hommage à la littérature : les grandes œuvres recueillent le « souvenir des ombres du passé », s’ingèrent, s’incorporent, impriment la mémoire collective et se transmettent avec cœur. Une leçon pénétrante et non dénuée d’humour, que nous savourons encore.
Créée en 2013 et présentée en 2014 au Théâtre de la Bastille, la pièce By Heart a beaucoup tourné. De nombreux spectateurs ont pu, à l’invitation du maître de cérémonie Tiago, monter sur le plateau, occuper dix chaises vides, avaler un morceau du sonnet numéro 30 de William Shakespeare et l’offrir ensuite en partage, en chœur, à un public assez intime. Ce poème est le dernier appris par cœur par Candida, la grand-mère de l’auteur presque aveugle. Dans l’immense cour balayée par les rafales du mistral capricieux, le dernier soir du Festival d’Avignon 2023, le spectacle, toujours émouvant et drôle, prend une autre dimension, évidemment.
L’auteur, metteur en scène et premier directeur étranger du festival d’Avignon, a exprimé en conférence de presse, le matin, sa gratitude envers la France et envers la ville qui l’accueille depuis des mois, ses valeurs et ses principes. Cette édition a regorgé d’esthétiques et de visions du monde mettant en lumière notre vulnérabilité, notre complexité, permettant de tracer des voies à venir, réelles ou imaginaires, et de bâtir une mémoire. Les textes du répertoire y ont été représentés, parfois dans des espaces naturels. By Heart ne déroge en rien à tout cela : le spectacle en est même l’ultime manifestation.
L’artiste portugais se tient déjà sur la scène, assis sur un tabouret, un livre à la main, pendant que les gens s’installent, que les retardataires regagnent leur chaise. C’est le dernier soir : « On a tout le temps ! ». Voilà pourquoi il demande aux volontaires qui vont le rejoindre de ne pas s’élancer comme des furies sur le plateau, « à la française ! ». Il s’amuse du public du In mais aussi des représentations attachées au lieu : à nous de trouver notre « intimité » dans cet espace énorme !
Puis la pièce commence, parfaitement huilée (« Tout sera calme et normal »), tout en restant poreuse à un environnement toujours unique. Un spectateur déserte, ce qui perturbe l’artiste. Un vent divin tourne les pages des trois livres ouverts, ce qui l’amuse et l’interdit. L’une des interprètes volontaires peine à retenir son vers de Shakespeare et bute sur l’expression « au noir des nuits » : Tiago rappelle alors avec ironie que le public se délecte de l’échec, de la « vulnérabilité » (son « deuxième mot préféré » dans notre langue et le fil rouge de cette édition) !
Proche du one man show, du récit autobiographique et la performance interactive, By Heart égrène les citations préférées de l’auteur. Elles sont extraites de Fahrenheit 451 de Bradbury, Tendre est la nuit de Fitzgerald, des poèmes de Mandelstam enseignés par son épouse Nadège à des amis dans sa cuisine, des Sonnets de Shakespeare (le 30 sur la mémoire traduit par Pasternak et le 10, sur l’amitié, offert en pâture aux dix spectateurs volontaires, dans la traduction de Françoise Morvan). Ces références sont digérées et reliées à la vie de Candida et de son fils journaliste. Tiago lit l’extrait d’une lettre qu’il a envoyée à Georges Steiner pour lui demander quel livre apprendre par cœur, s’il fallait n’en choisir qu’un (sa grand-mère perdant la vue). Il cite aussi « De la beauté et de la consolation » : « Je pense que nous sommes ce dont nous nous souvenons », affirmait le critique littéraire et philosophe.
La littérature, une nourriture céleste
Le livre d’Ézéchiel, dans l’Ancien Testament, parle également d’« avaler le livre » (les pensées de Dieu et, pour Tiago, la substantifique moelle des grands auteurs de son panthéon). By Heart nous révèle en partie ce qu’a ingéré Tiago : des cageots de livres partagés avec amour avec une grand-mère fervente lectrice. Une perception de la littérature comme legs, dévoration et absorption, qui produira des œuvres comme Bovary, Anna Karénine, Antoine et Cléopâtre, Ifigénia, etc.
Pour filer la métaphore du grand texte mangé par tous, dans la Cour d’honneur, celui qui « meuble notre maison intérieure », l’artiste explique qu’il a imprimé le sonnet élisabéthain sur des hosties, chez un pâtissier de son pays, pour ses convives : elles sont « démocratiques, vegan et avec gluten », lance-t-il avec gourmandise. Nous assistons alors à l’apprentissage par cœur (« apprendre de cor » ou « decorar » en portugais !) du poème et à la dégustation de l’hostie.
Sous l’impulsion d’un capitaine souffleur hors pair, les dix spectateurs lecteurs – devenus un joyeux « peloton de soldats » – emplissent leur corps d’une nourriture hautement délectable et qui ne repaît jamais (puisque « les poèmes n’ont pas de fin ! »). Et nous sommes tous de ce banquet ! Nous sommes même rejoints au moment du salut par l’équipe entière du Festival, remerciée par le directeur.
L’hospitalité de l’artiste est sans limite et on s’enthousiasme de sa présence « volumineuse » (son premier mot préféré), ces prochaines années. Il nous promet déjà d’autres combats et d’autres fêtes pour 2024 (en compagnie de Caroline N’Guyen et de la troupe de la Comédie-Française, notamment). Des mets délicats ou piquants, risqués, divers, au goût infini… Louée soit une telle cuisine ! 🔴
Lorène de Bonnay
By Heart, Tiago Rodrigues
Publié aux éditions Les Solitaires intempestifs Traduction : Thomas Resendes Texte, mise en scène, interprétation : Tiago Rodrigues
Spectacle en français, surtitré en anglais
Durée : 1 h 15
Cour d’honneur du Palais des Papes • Place du Palais • 84000 Avignon
Le 25 juillet 2023, à 22 heures
De 10 € à 45 €
Réservations : 04 90 27 66 50 ou en ligne
Dans le cadre du Festival d’Avignon, du 5 au 25 juillet 2023
Plus d’infos ici
Teaser : https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/By-heart/
Tournée :
• Les 23 et 24 septembre, Théâtre Garonne, scène européenne à Toulouse
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Les douze heures des auteurs (avec Tiago Rodrigues), par Lorène de Bonnay