Duo gagnant
Par Marion Le Nevet
Les Trois Coups
Dernière série pour l’auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad qui s’attelle depuis 2011 à monter l’intégralité de l’œuvre de Sophocle. Deux spectacles riches, fruits d’un théâtre maîtrisé et personnel.
Parmi les huit pièces de Sophocle à ce jour conservées restaient encore à Wajdi Mouawad Philoctète et Œdipe à Colone. Après Des femmes, puis Des héros en 2014, c’est avec Des mourants que le Libano-Canadien clôt un cycle plutôt ambitieux. Le metteur en scène est un homme de défis, et aucun de ses spectacles ne se ressemble. Il s’est fait connaître du grand public en 2009 lors du Festival d’Avignon avec la tétralogie le Sang des promesses, soit onze heures de représentation. La performance de la longueur au théâtre était rare voilà quelques années, même si elle est plus habituelle désormais. Cette première épopée, dont il est l’auteur, évoquait largement les drames familiaux et le déracinement des tragédies antiques. Ce ne fut que pour mieux introduire celles de Sophocle par la suite.
Les pièces de Sophocle ont une force et une pureté indéniables, qui les rendent universelles. Or Wajdi Mouawad ne se contente pas de nous les transmettre, ou seulement de leur donner vie. La singularité de l’œuvre de Wajdi Mouawad tient de son aisance à mettre en résonance son histoire individuelle, voire intime, avec les enjeux supérieurs des sujets qu’il aborde. Philoctète exprime la marginalité, l’exil, la perte de dignité et la tromperie, Œdipe à Colone traite quant à lui de la fatalité et de l’intuition. Par sa réécriture personnelle, qui forcément s’ancre dans notre société actuelle, l’adaptation contemporaine autorise une compréhension décuplée du message de Sophocle. Comment apprécier pleinement une œuvre sans pouvoir la ressentir au présent ?
Les traces du passé s’ajoutent aux blessures les plus récentes
C’est ainsi que Wajdi, ou plutôt son double fictif Wahid, nous emmène sur les chemins de sa quête existentielle, à travers les villes et villages de Grèce. Une Grèce bien actuelle, où les traces du passé sont encore présentes et s’ajoutent aux blessures les plus récentes. Et ce télescopage des cultures, d’une terre de mythes, berceau de l’identité européenne, avec l’épicentre d’un continent aujourd’hui au bord de l’implosion, nous laisse un goût amer. Si on peut craindre, au fil de ses spectacles, de voir poindre l’autocentrisme du talentueux metteur en scène, la plainte de l’homme s’efface vite, dans Inflammation du verbe vivre, derrière le désespoir des héros antiques et pauvres âmes du xxie siècle croisés dans son périple.
Dans les Larmes d’Œdipe, la mort d’un adolescent lors des émeutes d’Athènes en 2008 dialogue subtilement avec le récit d’Œdipe au seuil de sa vie. L’ingéniosité de notre Français d’adoption réside également dans la forme : Wajdi Mouawad sait exploiter et assumer le classicisme du théâtre, et nous surprendre tout autant avec des mises en espace innovantes. Les deux se répondent ici parfaitement et se valorisent l’un l’autre. Ainsi, les tribulations psychologiques guident la première pièce de ce diptyque, menée par Wajdi Mouawad lui-même seul en scène, allant et venant de part et d’autre d’une immense vidéo projetée. Son jeu hésitant apporte une fragilité touchante d’un artiste qui ne s’embarrasse pas de faux-semblants. Le deuxième volet honore l’interprétation précise de trois comédiens, dont on ne perçoit que les ombres derrière un rideau. Le dispositif nous permet alors de nous concentrer sur leurs voix, amplifiées par des micros HF. Une scénographie statique, comme tétanisée devant le spectacle de la Grèce qui part en lambeaux.
Deux pièces qui dessinent les contours – et la finitude ? – d’un pays riche mais détroussé. Si l’espoir tente de se frayer un passage, c’est avec difficulté qu’on en retire de l’optimisme. ¶
Marion Le Nevet
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Des mourants : Inflammation du verbe vivre et les Larmes d’Œdipe, de Wajdi Mouawad, librement inspiré de Philoctète et Œdipe à Colone de Sophocle
Textes et mise en scène : Wajdi Mouawad
Inflammation du verbe vivre :
Avec sur scène : Wajdi Mouawad
Dans le film : Dimitris Kranias
les Larmes d’Œdipe :
Avec : Jérôme Billy, Charlotte Farcet, Patrick Le Mauff
Compositions chantées originales : Jérôme Billy
Assistance à la mise en scène : Alain Roy
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Scénographie : Emmanuel Clolus
Musiques originales : Michael Jon Fink
Réalisation sonore : Michel Maurer
Lumières : Sébastien Pirmet
Costumes : Emmanuelle Thomas
Son : Jérémie Morizeau
Plateau : Marion Denier, Magid el‑Hassouni
Construction décor : Atelier du Grand T
Illustrations : Sophie Jodoin
Crédit photos : Pascal Gély
Le Grand T • 84, rue du Général‑Buat • 44000 Nantes
Réservations : 02 51 88 25 25
Site du théâtre : www.legrandt.fr/
Du 14 au 20 octobre 2016, horaires variables en fonction des jours et de la formule choisie
Durée : 4 h 45 pour Des mourants, 2 h 15 pour Inflammation du verbe vivre, 1 h 45 pour les Larmes d’Œdipe
De 25 € à 12 € pour Des mourants, de 19 € à 9 € pour Inflammation du verbe vivre ou les Larmes d’Œdipe