Édito

Reconfinés, déconfits, mais pas finis !

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Nous revoilà confinés ! Tous ces spectacles déprogrammés, ces efforts anéantis, alors que la plupart des structures culturelles ont su faire preuve de réactivité, consacrant souvent de gros moyens (financiers et humains) à assurer une sécurité maximale aux spectateurs comme aux professionnels (lire ici et ici). Beaucoup se sont effectivement organisés, d’abord en proposant (ici ou ) des contenus en ligne de qualité, puis en lançant la saison dans le respect des mesures sanitaires : règles d’hygiènes strictes, port du masque obligatoire, distanciation entre les spectateurs. Pendant le couvre-feu, la plupart se sont encore une fois adaptés dans l’urgence pour proposer des horaires avancés. Efficace puisqu’aucun cluster n’a été déploré en plus d’un mois. Ces fermetures sonnent donc comme un désaveu.

Tout ça pour ça ! Pendant que des lobbies puissants permettent à de grandes enseignes de continuer à vendre des produits culturels en toute impunité (jusqu’à l’obligation pour les supermarchés de restreindre l’accès aux rayons dit « non essentiels ») ; pendant que l’ogre Amazon tourne à plein régime (au 3trimestre, son chiffre d’affaire a augmenté de 37 % et son bénéfice a triplé) et que les géants du net continuent à étendre leur empire… Deux poids, deux mesures.

Des restrictions sont indispensables, sur le plan sanitaire. Quelle tragédie dans nos hôpitaux ! Nous ne soutiendrons jamais assez les soignants, comme tous ceux au « front » : personnel enseignant, fonction publique, « invisibles »… Mais des assouplissements sont nécessaires car le confinement déstabilise les plus vulnérables, creuse encore un peu plus les inégalités sociales, menace les libertés en musclant la sécurité, risque de créer le chaos politique.

Déconfits…

L’impact de la pandémie sur le spectacle vivant est majeur. Lire les entretiens avec Dominique Delorme (Les Nuits de Fourvière) ou Marc Lainé (Comédie de Valence), pour le secteur public ; avec Julien Poncet (Comédie Odéon), pour le secteur privé ; avec Stéphanie Bulteau (CIRCa), pour les circassiens ; avec Claire Lasne Darcueil (CNSAD), Arnaud Meunier et Duniemu Bourobou (École de la Comédie de Saint-Étienne) ou encore Laurent Gutmann (Ensatt), à propos des futurs interprètes. Entendre, enfin, le coup de gueule de la compagnie Oposito et du Moulin Fondu (#CultureFurax) pour le théâtre de rue. Que de victimes collatérales !

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#CultureFurax, Jean-Raymond Jacob © Grégoire Korganow

Certains ne se relèveront pas, malgré de salutaires initiatives solidaires : lire l’entretien avec Renaud Frugier (metteur en scène, comédien, membre de la coordination des intermittents et précaires) ou celui avec Sylvie Mongin-Algan (Collectif des Trois-Huit). Car l’heure des bilans arrivera : vu les reports de spectacles accumulés depuis le printemps dernier, beaucoup resteront sur le carreau. Des compagnies sont d’ores et déjà ruinées, avec des milliers d’artistes, collaborateurs, techniciens encore plus précarisés.

Des pans entiers du système s’effondrent. Et quid des indépendants ? Voir la lettre ouverte à Bruno Le Maire, cosignée par 30 organisations professionnelles, qui subissent le ralentissement de leurs activités : attachés de presse (lire la tribune du syndicat APRES – Attaché·e·s de Presse, Réseau d’Entraide et Syndicat), graphistes, photographes… Dans les meilleurs des cas, ceux-ci sont auto-entrepreneurs, mais souvent non éligibles aux aides gouvernementales, et peu bénéficient du régime intermittent.

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© Theatre de la Ville

« Réinventons-nous ! », nous dit-on ; « Restons connectés ! », martèle-t-on. Au printemps, nous avions relayé bon nombre d’initiatives sur le web. Or, le digital (comme le click-and-connect) n’est pas LA solution. Dès avril, Cédric Enjalbert et Michel Dieuaide exprimaient leur scepticisme. Certes, le théâtre ne sauvera pas le monde, mais pourquoi donc s’agiter pour occuper un espace virtuel qui est, par essence, antinomique au spectacle vivant ? Comment survivre les yeux rivés sur les écrans ?

Car cette crise inédite accélère dangereusement la numérisation de nos activités, y compris culturelles. Cette explosion des usages favorise la dissolution du lien social, elle nous coupe de la réalité, des vrais gens, de la nature. Le digital est énergivore, quand bien même nous devrions, aussi, contrôler cette consommation-là et revoir nos modèles de société, toujours fondés sur la croissance. Faut-il un « pétage de plomb » mondialisé pour en prendre conscience ? Un black out ?

Déconfits … mais pas finis

Le retour en salle nous a galvanisés, d’autant plus que la rentrée était prometteuse : il suffit de relire les reportages ou critiques depuis août, sur la Maison Maria Casarès, à Besançon, à Farse (Strasbourg), à Paris, à Scènes de rue (Mulhouse), et la semaine dernière à Avignon (la Semaine d’art – illuminée par Le jeu des ombres de Bellorini – a été écourtée après l’ultime cérémonie, festive et amère du Raoul Collectif).

Raoul Collectif

Cette reprise d’activité nous avait fait presque oublier la calamiteuse gestion de crise. Ces récentes décisions gouvernementales ne traduisent évidemment pas une volonté délibérée de nuire à la culture, mais révèlent l’incapacité de nos gouvernants à anticiper. Ils improvisent et commettent nombre de bourdes. Derrière ces incohérences, l’absence de prospective. Qu’on ne dise pas : « On ne savait pas ! ». Tous les curseurs sont au rouge depuis des années. La pandémie n’est qu’un symptôme, parmi d’autres, de dysfonctionnements systémiques dénoncés depuis longtemps. Certes, la tâche n’est pas aisée, mais il faut changer de paradigme, concrètement et au plus vite. Lire ici les points de vue éclairants de Joris Mathieu (Théâtre Nouvelle Génération) et d’Antoine Le Menestrel sur la nécessaire décélération.

La frugalité induit une nouvelle hiérarchisation des priorités. Se pose alors la question des activités dites « essentielles ». Lors de ce nouveau confinement, relevons des assouplissements notables, fruit des expériences de ce printemps. Ils reposent sur la continuité des missions de service public, mais la culture apparaît comme un produit de luxe, presque un confort. Quel mépris au pays de l’« exception culturelle » ! L’absence de discernement ouvre des autoroutes aux industries culturelles qui véhiculent les idéologies dominantes.

Si l’art ne fait pas partie des besoins primaires, il est vital à la société. Et donc d’intérêt général. En ce qui me concerne, en tout cas, la littérature a ravivé mes mots, tandis que la musique a apaisé mes maux et que le théâtre m’a reliée aux autres. La danse et le cirque m’ont ouvert des espaces insoupçonnés. Le spectacle vivant, dans son ensemble, continue de m’émanciper en m’amenant à la réflexion, en stimulant mon imaginaire et en réveillant mes désirs. Bref, la culture a transformé ma vie et m’est toujours absolument nécessaire. Comme un appel d’air. On suffoque en ce moment, non ?

Cette pandémie n’altère pas seulement l’odorat et le goût, mais le sens de nos vies fondées sur les rencontres et le lien à l’Autre. La culture est le meilleur remède contre la bêtise et l’ignorance, l’aveuglement, l’obscurantisme. Une fois de plus, rendons hommage à Albert Camus, dont la Peste a été tant relue ce printemps : « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude » (in entretien pour la revue Caliban, 1951).

Résistance

Certains n’ont donc pas tardé à exprimer leur désarroi, voire leur colère, et à se mobiliser. Plus combatif que jamais, Robin Renucci, président de l’Association des centres dramatiques nationaux et membre du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, estime que les artistes ont un rôle à jouer, notamment auprès des jeunes, pour éviter « le confinement mental » (lire « Nos théâtres doivent pouvoir rester vivants », dans Le Monde du 4 novembre).

Grâce à son appel, le gouvernement et la ministre de la Culture ont autorisé les répétitions des artistes, ce qui permet, entre autres, de continuer à « habiter » les lieux culturels. Ainsi, cette semaine, le Monfort (Paris), La Ferme du Buisson (Seine-et-Marne), le Théâtre du Nord (Lille) ont-ils proposé des sorties de résidence. Saluons aussi les autorisations d’enregistrement et de tournage (sans public). Nous pourrons donc continuer à vous informer un peu, à vous emmener dans des coulisses. D’ailleurs, Élisabeth Hennebert fera bientôt un compte-rendu de répétition à huis clos à L’Échangeur (93).

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Emmanuelle Rigaud, lors du filage d’ « À corps retrouvé » au Colombier à Magnanville © Chrystel Jubien

Autre louable initiative : le critique littéraire et homme de télévision François Busnel a lancé une pétition, soutenue par le Syndicat de la librairie française, appelant à laisser les librairies ouvertes. Des bastions de résistance ont émergé, motivés par la désobéissance civile. Malgré le risque de fermetures administratives ou d’amendes, on a repéré plusieurs actions clandestines. Tandis que des députés montaient au créneau sur les réseaux sociaux, plusieurs maires ont signé des arrêtés municipaux autorisant les commerces « non essentiels » du centre-ville à rester ouverts. Ils dénonçaient l’« inégalité de traitement face à la grande distribution et à la vente en ligne ». À Paris, Anne Hidalgo a annoncé une « initiative commune » avec d’autres villes pour la réouverture des librairies indépendantes : « La culture est essentielle, c’est une erreur de la sacrifier », a-t-elle déclaré (dans une interview au Journal du Dimanche).

Depuis, l’État propose de prendre en charge les frais d’expédition de livres des libraires durant le confinement (les détails de la mesure ici). Mais la fronde prend de l’ampleur pour en appeler au discernement de nos gouvernants, afin d’éviter de reproduire les effets délétères du premier confinement. Nous n’avons donc pas fini d’en parler.

Au passage, merci à nos correspondants qui permettent aux Trois Coups de maintenir ses activités, coûte que coûte et vaille que vaille, en solidarité avec le spectacle vivant dans son ensemble : Salomé Baumgartner, Lorène de Bonnay, Michel Dieuaide, Florence Douroux, Cédric Enjalbert, Maxime Grandgeorge, Élisabeth Hennebert, Trina Mounier, Jean-François Picaut, Laura Plas, Stéphanie Ruffier.

Très bon week-end et n’hésitez pas à nous dire ce que vous pensez des Trois Coups ici 

Léna Martinelli

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