Estivales 2016 du Théâtre du Peuple ‑ Maurice‑Pottecher à Bussang

Théâtre du Peuple © D.R.

L’étoffe des songes

Par Corinne François‑Denève
Les Trois Coups

Cette année, la forêt vosgienne sert d’écrin à l’univers de William Shakespeare : du « Globe » dans un autre théâtre en bois.

Où se niche aujourd’hui le théâtre populaire ? Est-il encore dans les rues d’Avignon, entre un « In » parfois jugé élitiste et sectaire, et un « Off » pléthorique, de plus en plus marchand ? Résiste-t‑il encore à Villeurbanne, au T.N.P. de Christian Schiaretti ? Est‑il à chercher dans le toujours trop confidentiel Festival du Nouveau Théâtre populaire de la Fontaine‑Guérin ? Où se trouve-t‑il ailleurs, dans les rues, les ateliers, les places de village ? Si les utopies ont vécu, il en est une qui demeure, intacte, depuis plus de cent‑vingt ans : celle du théâtre « du Peuple » voulu par Maurice Pottecher.

Comme chaque année, en été, les bâtiments en bois, conçus « par l’art, pour l’humanité », s’ouvrent au public. Le rituel est inchangé : bénévoles, acteurs et spectateurs se croisent, dans une ambiance de gai savoir, de popote et de buanderie, de kir d’après spectacle et de petite librairie. Seules quelques exigences demeurent, magiques : pour le « grand » spectacle, il s’agit de mêler acteurs « professionnels » et bénévoles (on n’ose parler d’« amateurs »). Pour le metteur en scène, la gageure est de faire en sorte que le fond de scène s’ouvre vers la fin de la pièce. Sous les murmures de joie et d’admiration des spectateurs se révèle alors la verte forêt des Vosges, dans laquelle le théâtre de Bussang semble avoir tout naturellement poussé.

« Macbêtes » © Théâtre La Licorne
« Macbêtes » © Théâtre La Licorne

Cette année, anniversaire oblige, William Shakespeare a quitté sa forêt d’Arden pour rejoindre cette autre forêt, non point ardennaise, donc, mais vosgienne. Les spectacles présentés lors du mois et demi que dure le festival tournent tous autour du dramaturge élisabéthain. Vincent Goethals, pour sa dernière année aux commandes de Bussang, a ainsi fait appel à Claire Dancoisne pour une reprise de son Macbêtes, créé il y a déjà quelques décennies. Recyclé, le spectacle du Théâtre de la Licorne évoque le Macbeth de Shakespeare à l’aide d’animaux fabriqués avec des matériaux de récupération, minutieusement assemblés, et souvent savamment utilisés, ou dépiautés, sur le plateau. Cette petite forme « bestiale », de rouille et non d’os, est obsédée par la vermine, ce qui fait singulièrement dévier le propos de Shakespeare vers Kafka. Étonnamment, de ce fait, la partition, ancienne, résonne curieusement dans le monde d’aujourd’hui.

« Sonnets » © Raymond Veber
« Sonnets » © Raymond Veber

On a pu être un peu moins convaincu par la lecture que font Sébastien Amblard et Aurélie Barré des Sonnets de Shakespeare, les rendant moins âpres et moins ambigus que l’original. De ces pièces virtuoses sur des êtres aimés, mâles et femelles, blancs et noirs, le comédien et la danseuse tirent un pas de deux qui a sans doute à juste titre su charmer son public.

Dans la forêt « enchanteuse » de Guy‑Pierre Couleau

Le « grand » spectacle de cette année était donc le Songe d’une nuit d’été, dans une mise en scène de Guy‑Pierre Couleau. La pièce à métamorphoses de Shakespeare se prête idéalement au décor de Bussang. Titania et Oberon, leur changelin et leurs elfes, semblent sortir des alentours du théâtre même. L’ouverture du fond de scène se fait tout naturellement : à la fin du spectacle, on attend en effet que ces personnages, dont on a suivi pendant près de trois heures les aventures, regagnent leurs bosquets, nous laissant auparavant les saluer, comme nous y invite Puck. Comme aime à le souligner Couleau, il est une autre raison qui fait de Bussang le cadre idéal du Songe, à savoir la présence de cette pièce dans la pièce qu’est la parodie de Pyrame et Thisbé, jouée chez Shakespeare par des artisans et, à Bussang, pour la plupart, par des « bénévoles ». Point d’« amateurisme » toutefois dans le jeu plein de saveur de ces non-professionnels : réunis en bord de plateau, les autres comédiens assistent avec le même plaisir (dissimulé ou non) à cette comédie des erreurs interprétée avec délectation par des acteurs qu’on aimerait croire vraiment artisans.

Couleau, dans sa mise en scène, mêle le plus contemporain et le plus onirique. Les costumes sont de coupe moderne, d’une droiture élégante. Les quatre jeunes gens, composés avec vigueur et énergie par Sébastien Amblard, Adrien Michaux, Jessica Vedel et Clémentine Verdier, arpentent en tous sens le plateau de leurs longues jambes souples. L’échappée par la forêt d’Arden devient un trekking d’aujourd’hui, où le marivaudage le dispute aux combats façon Star Wars. Face à eux, les « parents », l’autorité, la ville, restent rigides, attendant de restaurer l’ordre. Il aura, le temps de la pièce, été troublé par d’étranges créatures. Celles‑ci venues de la forêt, Couleau en a confié les masques et les costumes à Kuno Schlegelmilch, le magicien de Bob Wilson et de Patrice Chéreau, et à Laurianne Scimemi. Feuilles et feuillages de papier crépon vert et blanc, cercle des songes découpé par des rayons laser : modernité et « trucs » de théâtre de foire se rejoignent. La joie est contagieuse, le rythme effréné.

Il serait difficile, dans la troupe d’acteurs, d’isoler un meneur. Clémentine Verdier campe une intéressante Hélène, baby-doll tête à claques, dans un premier temps délaissée, dans un second temps (trop) courtisée ; Jessica Vedel est une sombre sauvageonne, déçue dans ses amours, révoltée et impuissante. Mais le maître des sortilèges est bien Puck, habité par son interprète, Rainer Sievert. Loquace surtout lorsqu’il ne dit rien, surgissant quand on ne l’attend point, régulant tous les dérèglements, ce Puck‑là se permet même, à un moment, de résumer la pièce en allemand. Et ce n’est plus Bussang, c’est la Pentecôte : on comprend tout.

L’ivresse du pouvoir

Tout différent est le Lady First de Sedef Ecer, mis en scène par Vincent Goethals. Si parenté il y a avec Shakespeare, elle serait à trouver du côté de ses pièces sur le pouvoir, ou sur les femmes – Macbeth en tête. Soit un pays imaginaire, en Mésopotamie, c’est‑à‑dire nulle part, dans lequel le peuple se révolte. Le staff des communicants est aux abois. Comment donc calmer la populace ? La solution s’impose vite : il faut leur envoyer la « First Lady ». Elle est la reine du (théâtre du) Peuple, elle saura leur parler, de ses chaussures sans doute, ou de ses bonnes œuvres, mais cela suffira pour donner de la brioche aux insurgés. Une journaliste est appelée, Yasmine. Inexpérimentée, elle va interroger la « Première Dame ». Toute la pièce consistera à suivre cette interview où rien ne se passera comme prévu, presque en temps réel, ou, comme on dit sur les chaînes info, « en continu ».

Les médias, la « comm’ pol’ », sont évidemment au cœur de la réflexion de Seder Ecer, qui a pourtant écrit sa pièce avant les « évènements » actuels de Turquie, et se permet une seule référence, ironique, au caractère déjà obsolète des « printemps arabes ». Pour figurer cette « distance », temporelle, spatiale, ou cognitive, Vincent Goethals a choisi de travailler avec la vidéo. Le spectateur du théâtre de Bussang regarde diverses mises en scène télévisées ou numériques, supposément en léger différé, ou retransmises en direct. Liaisons Skype, émissions, brèves qui défilent sur le fond de scène, illisibles et répétitives : le metteur en scène a opté pour jouer sur l’attente des spectateurs, qui espèrent un discours sur l’« actualité ». Cette distance se fait jumelle de cette « distanciation » qu’autorise justement le théâtre.

Il semble en effet que Goethals ait fait le choix de la théâtralité, et que Seder Ecer ait fait le choix de la fiction, du récit oriental, ou du conte. Yasmine la journaliste est aussi Shéhérazade, qui impose un délai à l’accomplissement du temps historique et du cycle de la révolution pour raconter sa chronique. Sans déflorer la fin, on s’apercevra que l’intrigue principale relève davantage du mélodrame convenu, et assumé comme tel, que de l’analyse géopolitique pontifiante. L’héroïne n’est d’ailleurs pas « First Lady », mais bien « Lady first ». Les dames d’abord : l’inversion est au cœur de l’œuvre, qui présente des ministres drag-queens et un conseiller personnel transgenre. Ishtar, la Lady First Macbeth de la pièce, est un produit hybride entre Theda Bara et Mylène Farmer. Digne « successeur » de Messaline, de Bajazet, ou d’Eva Perón, elle est too much, comme dans un péplum de Giovanni Pastrone. À cet égard, la fin trouve des couleurs expressionnistes, évoquant le Nosferatu de Murnau.

Pour un théâtre d’édification

Oscillant entre la tragédie de la culpabilité historique et la grosse farce, Lady First peut évoquer le Retour au désert de Koltès, pièce incomprise, si difficile à interpréter. Il n’en demeure pas moins qu’elle aussi s’intègre parfaitement dans le décor et la spécificité de Bussang. En premier lieu, elle a été écrite pour cette scène, et réécrite en fonction des bénévoles recrutés. En second lieu, elle correspond parfaitement à ce théâtre d’édification que Pottecher appelait de ses vœux. Goethals choisit en effet d’extraire son héroïne « populaire » des rangs des spectateurs, et de la faire revenir, pour une harangue un peu didactique, mais sans doute salutaire, par une porte latérale. Il joue continuellement sur deux niveaux de plateau, celui du bas où se trouve la fille du peuple, et celui du haut où siège l’oligarchie. La justice triomphe, comme dans ces pièces que Pottecher aimait tant : les grands de ce monde ne trouvent pas leur place au ciel, mais meurent écrasés dans le velours pourpre de leurs habits de roi – ou de leurs rideaux de scène. 

Corinne François‑Denève


Estivales de Bussang, Théâtre du Peuple, du 14 juillet au 28 août 2016

Macbêtes, les nuits tragiques, d’Arthur Lefebvre, d’après Macbeth de Shakespeare

Mise en scène et scénographie : Claire Dancoisne

Avec : Rita Burattini, Maxence Vandevelde et des insectes

Création des objets : Patrick Smith et Maarten Janssens

Costumes : Anne Bothuon

Musique originale : Maxence Vandevelde

Les mercredi, jeudi, vendredi et samedi du 4 au 27 août à 18 h 30

Durée : 45 minutes

Mon cœur pour un sonnet, forme théâtrale et dansée autour des Sonnets de Shakespeare

Mise en scène, chorégraphie et interprétation : Sébastien Amblard, Aurélie Barré

Création sonore : Anthony Rouchier

Lumière : Philippe Catalano

Costumes : Dominique Louis, Dominique Burté

Conseillère littéraire : Claire Bardelmann

Les mercredi, jeudi et vendredi du 4 au 26 août à 12 heures

Durée : 1 heure

le Songe d’une nuit d’été, de William Shakespeare

Texte français de Françoise Morvan et André Markowicz, avec la collaboration de George Hugo Tucker

Mise en scène : Guy‑Pierre Couleau

Assisté de Carolina Pecheny

Avec : Sébastien Amblard, Pierre‑Alain Chapuis, François Kergourlay, Anne Le Guernec, Adrien Michaux, Rainer Sievert, Jessica Vedel, Clémentine Verdier ; et Éric Collombet, Pierre Gallo, Hugues Gesbert, Daniel Gille, Fiona Hamonic, Guillaume Kovacs, Margaux Langlest, Benjamin Le Merdy, José‑Maria Mantilla, Noé Pflieger, Sandra Sadhardheen, Céline Sempiana

Scénographie : Elissa Bier

Costumes : Laurianne Scimemi

Assistée de Blandine Gustin

Lumières : Laurent Schneegans

Musiques originales : Philippe Miller

Masques et maquillages : Kuno Schlegelmilch

Du mercredi au dimanche à 15 heures

Durée : 2 h 30 avec entracte

Lady First, de Sedef Ecer

Mise en scène : Vincent Goethals

Avec : Anne‑Claire, Angèle Baux Godard, Sinan Bertrand et Bernard Bloch et, sur les écrans, Jean‑Louis Appredisse, René Bianchini, Fouad Bousba, Marie‑Claire Fuchs, Chantal Gobert, Vincent Goethals, Mustapha Hamamid, Christianne Lallemand, Benjamin Le Merdy, Arnault Mougenot et la chienne Rita

Scénographie / environnement visuel : Fred Vaillant

Lumières : Philippe Catalano

Environnement sonore : Bernard Vallery

Costumes : Dominique Louis, assistée de Sohrab Kashanian

Maquillages et coiffures : Catherine Nicolas

Assistant à la mise en scène : Arnault Mougenot

Les mercredi, jeudi, vendredi et samedi à 20 h 30

Durée : 1 h 40 sans entracte

Théâtre du Peuple – Maurice‑Pottecher • 40, rue du Théâtre • 88540 Bussang

Réservations : 03 29 61 50 48

Site du théâtre : http://www.theatredupeuple.com/

Du 14 juillet au 28 août 2016, les Estivales présentent aussi William’s Slam de Marie‑Claire Utz, dans une mise en scène de Vincent Goethals, que nous n’avons pu voir, et, en clôture, Carmina Burana de Carl Orff.

Prix des spectacles : 8 € | 10 € | 11 € | 15 € | 18 € | 25 €

Formule duo de 15 € à 40 €

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories