Affaire rondement menée
Par Emmanuel Cognat
Les Trois Coups
Charlotte Rondelez a opéré un admirable travail de maïeutique sur l’une des pièces les plus méconnues de Camus. La version qu’elle nous en propose, parfaitement adaptée au petit espace scénique du Poche-Montparnasse, est si bien actualisée et dynamisée qu’elle paraît une œuvre nouvelle.
Si la première mise en scène de l’État de siège en 1948 fut un échec, malgré les ors du Théâtre Marigny, les décors de Balthus et l’incroyable distribution (Jean‑Louis Barrault, Madeleine Renaud, Pierre Brasseur…), c’est peut-être pour cause de foisonnement excessif. Démultiplication des comédiens (26 personnes sur scène), étirement du temps (plus de trois heures), empilement des thématiques (tous les pans de la société d’après-guerre aussi bien que tous les courants de pensée du moment en prennent pour leur compte), mais aussi agrégation des formes dramatiques (« depuis le monologue lyrique jusqu’au jeu collectif » dit Camus dans son avant-propos) auront fini par donner le vertige aux spectateurs de l’époque. Trop d’inventivité. Trop de contestation. Et peut-être trop tôt.
Il fallait donc un certain courage à Charlotte Rondelez pour s’attaquer à ce monument protéiforme mal connu. Courage qu’elle a naturellement trouvé dans la conviction que le texte de Camus, parmi tous les messages qu’il contient, en véhicule certains qui sont universels, et pourraient faire sens pour la jeunesse d’aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’elle se fait passeur de ce texte, puisqu’elle l’a déjà monté il y a environ six ans. Mais la version d’alors, paraît-il, était très différente de celle qu’elle nous propose aujourd’hui. Car les idées mûrissent et « la contrainte fait naître l’évidence » 1. Le désir de transmettre un texte, par bien des aspects daté, à ses contemporains les plus jeunes et l’exiguïté de l’espace scénique du Petit Poche pour une pièce considérée comme appropriée seulement au jeu en plein air 2 n’étant pas les moindres de ces contraintes.
Un travail d’adaptation salutaire
Aussi, Charlotte Rondelez a-t-elle commencé par opérer des coupes franches dans le texte de Camus. Loin de dénaturer le propos de l’auteur, ou de le simplifier à l’excès, cette adaptation densifie la pièce en la centrant autour de l’une de ses thématiques fortes : le contrôle que peuvent exercer les pouvoirs par l’usage de la peur. En l’occurrence, celle qu’inspire la Peste personnifiée, accompagnée de sa secrétaire, la Mort, aux administrés d’une paisible ville. La metteuse en scène parvient de plus à préserver la complexité, et parfois même l’ambivalence, du traitement qu’en fait Camus.
Le montage qui en résulte est tout à fait convaincant, malgré quelques ellipses perceptibles pour le spectateur averti. D’autant plus convaincant que la mise en scène est d’un dynamisme rare. Car pour préserver les foules et les chœurs, centraux dans la proposition de Camus, et produire un effet de perspective dans un espace scénique de quelques mètres carrés, la metteuse en scène a eu l’excellente idée de faire de ces figures des marionnettes humaines. Perchés sur une estrade en arrière-plan de l’aire de jeu, ces petits personnages figurent ainsi l’humanité à laquelle Diego, le héros qui libérera la ville de l’emprise de la Peste, est attachée malgré ses imperfections. Le résultat est visuellement très réussi, et l’énergie avec laquelle sont animés ces petits êtres renforce le côté farce burlesque de la pièce et fait contrepoids à la tragédie qui la traverse par ailleurs, pour la rendre plus supportable, mais aussi plus intelligible.
Vive le théâtre !
Et la prouesse est là ! Six comédiens qui en remplacent avantageusement vingt‑six, tous excellents dans leur(s) version(s) marionnette, changent d’un instant à l’autre de registre pour devenir en avant-scène des héros tragiques. Et c’est alors seulement que l’on peut percevoir quelques limitations dans la palette dramatique des plus jeunes d’entre eux. Mais le rythme endiablé, virevoltant, de la pièce laisse à peine le temps au spectateur de le remarquer. Car son attention, happée dès les premières secondes du prologue, est rapidement focalisée ailleurs, sur un autre plan, une autre action, drame ou saynète. L’effet qui en résulte est quasi hypnotique. Car la volonté du spectateur se trouve soumise malgré lui à celle supérieure de la pièce qui se joue. Et se laisse dès lors guider, ainsi que par un fil d’Ariane, vers la scène finale qui opposera Diego à la Peste et durant laquelle le temps s’étirera de nouveau, comme pour en souligner la force et le sens.
Et nous d’en ressortir ébranlés et heureux, avec l’impression paradoxale d’avoir été victimes, le temps d’une représentation, de la seule privation de liberté dont il faille se délecter. ¶
Emmanuel Cognat
- Voir l’entretien que nous a accordé Charlotte Rondelez.
- Préface de Pierre‑Louis Rey à l’édition « Folio Théâtre » du texte de la pièce.
État de siège, d’après l’État de siège, d’Albert Camus
Folio Théâtre, no 52, 1948
Adaptation : Charlotte Rondelez
Cie Les Éclanches • 7, rue de l’Aude • 75014 Paris
01 40 47 82 16
Site : www.leseclanches.fr
Courriel : leseclanches@orange.fr
Mise en scène : Charlotte Rondelez
Avec : Simon‑Pierre Boireau, Claire Boyé, Benjamin Broux, Céline Espérin, Adrien Jolivet, Antoine Seguin
Décors : Vincent Léger
Création marionnettes : Juliette Prillard
Lumières : Jacques Puisais
Assistante à la mise en scène : Pauline Devinat
Théâtre de Poche-Montparnasse • 75, boulevard du Montparnasse • 75006 Paris
Réservations : 01 45 44 50 21 (tous les jours de 14 heures à 18 heures, mercredi, samedi et dimanche de 11 heures à 18 heures
Site du théâtre : www.theatredepoche-montparnasse.com
Métro : ligne 4, 6, 12, 13, arrêt Montparnasse-Bienvenüe, sortie 5 boulevard du Montparnasse
À partir du 4 mars 2014, du mardi au samedi à 19 heures, dimanche à 17 h 30. Relâche les 7, 14 et 26 mars 2014
Durée : 1 h 15
24 € | 18 € | 10 €