Focus L’Aube de la création, Festival Chalon dans la rue 2023, Chalon-sur-Saône

Jouir-Notre insouciance © Michel-WIart

Demain dès l’aube, je jouirai

Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

Culotte mouillée, poing levé, esprit en ébullition… Dès potron-minet, le festival Chalon dans la rue nous dégourdit avec L’Aube de la création, un format inédit qui permet de découvrir des spectacles en cours de création. Ça réveille comme un café bien serré dans une réunion militante !

« J’ai super peur ». C’est écrit sur son tee-shirt. Apprentie à la Fai-Ar, école supérieure qui forme aux arts de la rue, Juliette Hecquet se tient pourtant bravache, en culotte, un arrosoir à la main. L’accessoire tant phallique que source d’humidité donne le ton. En face d’elle, le public matinal, assis sur des gradins en hémicycle, la regarde feuilleter son carnet. Elle en extrait des bribes de réflexions sur sa quête de l’orgasme. Il faut dire qu’elle a longtemps cru à l’équation aussi rebattue qu’ennuyeuse : « faire l’amour = faire des enfants = le kiki dans la zézette ». Et ce ne sont pas les indigents manuels scolaires de SVT qui l’ont détrompée : zéro mention du clitoris, sauf dans les éditions Magnard.

Avec Jouir, Juliette interroge l’écart ou le fossé du plaisir entre hommes et femmes. À ses côtés, un jeune et turbulent aréopage de copaines, façon stand up à la Comedy Club. Ils dynamitent le traditionnel entrée-plat-dessert, à savoir préliminaires-coït-éjaculation, pour célébrer les tapas. En avant pour l’émancipation érotique et sexuelle pour toustes ! Juliette célèbre le Rabbit (fameux sextoy dont elle roule furieusement les consonnes), tandis que Florie interroge notre vocabulaire et réalise des sondages par applaudissements : voilà plus d’un an qu’elle n’a pas « circlus ». La pétulante Lilith, figure de la femme délivrée de la procréation, assume la masturbation en chanson.

« Jouir », cie Notre insouciance © Michel Wiart

Comment se déposséder des fantasmes masculins, du male gaze qui dirige nos regards et nos fantasmes dans les films ? Cette équipe joyeusement queer s’attèle à nommer, danser, déconstruire à tout va. Avec un humour frontal. Leurs témoignages s’engouffrent dans la brèche ouverte par les nombreux essais et podcasts féministes sur le désir.

La compagnie avait déjà adapté une BD de la mordante Liz Strömquist. Elle poursuit ici une forme d’éducation populaire réjouissante. Sus à la pudeur dans ce théâtre documentaire en prise directe avec le public ! Juliette rêve de faire se côtoyer sur le plateau des princesses Disney et une travailleuse du sexe, d’asperger ses interprètes, de se déshabiller pour se mettre un pyjama… Sa maquette (état en cours d’une recherche artistique) regorge d’envies. On prolongerait volontiers ce moment facétieux, résolument complice et instructif.

Manif, match ou carnaval

Dans une autre cour, le nouvel opus de Rara Woulib réveille et réchauffe tout autant. Cette compagnie marseillaise mène des projets inclassables et tonitruants. En ligne de mire : secouer le corps social et créer du lien. Ses recherches artistiques, toujours passionnantes, explorent des lieux où le théâtre n’a guère l’habitude de s’aventurer. Une déambulation où la transe musicale collective est menée par des zombies d’inspiration haïtienne, de grandes tablées, des carnavals pirates, des funérailles de personnes seules et autres célébrations iconoclastes… Beaucoup de leurs actions se présentent comme du hacking, des détournements de l’espace public pour en questionner les usages, la liberté de circulation et d’expression.

Leur maquette de Vertige(s)met les pieds dans le plat militant avec un sujet fort : qu’est-ce qui nous pousse à nous engager ? Comment redonner nerf et efficacité à nos révoltes et sortir du train-train de la manif en milieu haussmannien ? Le parcours proposé est riche et dense. Il nous mène à l’intérieur d’un bâtiment où l’on s’organise : tri sélectif, chants de femmes en grandes robes blanches et fleurs tressées qui rappellent les manifestations en Amérique latine, très belle scène au comptoir où l’entassement des verres évoque les mouvements de foule. Il en va de l’émotion, du plaisir de se frotter, de se confronter, de faire du feu. Une enfilade de salles conduit à un grand soir sans illusion, où la danse et les mégaphones soutiennent la vitalité des corps.

Partout règne la joie malgré l’apparente défaite. Entre sociologie de la lutte, poétique de l’embrasement et mise en abime du soulèvement, cette maquette labo au rythme soutenu nous place toutefois à distance, en posture de visiteurs. L’échauffement est d’abord une observation. « On ne vit pas la même chose en cortège de tête », nous dit-on : on est curieux de voir comment la forme finale nous immergera dans cette expérience qui, effectivement, doit s’éprouver plutôt qu’être regardée. Ne sort-on pas ici du champ du spectacle vivant ? La dernière partie se clôt par une exposition sur l’Après M, fast food transformé en lieu d’entraide. Un bel exemple d’action solidaire concrète.

Souffler sur les braises

Faire du feu, on y songe aussi dans la compagnie de marionnettes et de théâtre d’objets La Magouille. Plus habituée aux salles, elle exprime dans sa maquette À l’ombre d’Olympe, une sincère soif d’espace public et de bonnes intuitions. Ici, l’assistance est mise à contribution et ça déménage. Nous voilà déchargeant ensemble des cartons étiquetés qu’il va falloir répartir selon trois destinations : on crame, on garde ou on recycle. Une négociation collective rigolarde se met en place : que fait-on du couple, de la réforme des retraites, d’Amazon, de Fortnite, des réseaux sociaux… ?

« À l’ombre d’Olympe », La Magouille © Nathasia Hengy

L’engagement politique des jeunes est au centre de cette proposition. On y voit une grosse tête marionnettique qui croit justement bien les connaître. Les injonctions et clichés des adultes, vite balayés (téléphone greffé à la main, « tu vas finir caissière »…) font place à des visages, prénoms et âges qui singularisent les personnes avec qui la compagnie a travaillé.

Et si on les écoutait ? On découvre également l’héritage de Mamie Louise Michel : ses lectures féministes, son matos de manif nous prouvent que tout vieux n’abrite pas un réac. Et que Despentes est partout ! Une musicienne soutient la scansion de slogans avec une batterie bien tonique.

La proposition fait preuve d’une grande inventivité visuelle, d’un sens de la (vraie!) participation, d’un allant communicatif. Les objets sur-dimensionnés sont magnifiques, les idées fusent. Décidément, l’Aube de la création ré-enchante lutte et libido ! Sur les pavés, de nouveaux imaginaires ? 🔴

Stéphanie Ruffier


Jouir, cie Notre Insouciance

Site de la compagnie
Mise en scène : Juliette Hecquet
Avec : Camille Dordoigne, Emma Evain, Juliette Hecquet, Cécile Leclerc, Joseph Lemarignier, Arthur Raynaud et Florie Toffin

Vertige(s), cie Rara Woulib

Site de la compagnie
Mise en scène : Julien Marchaisseau
Direction d’acteur.ice.s : Wilda Philippe
Chorégraphie : Filipe Lourenco
Comédien.ne.s : Alexandra Satger, Charlotte Fuillet, Cyril Fayard, Donata Lelleri, Florent Thiollier, France Davin, Isabelle Perrouin, Kate Fletcher, Kévin Klein, Pierre Mougne, Pierrick De Salvert, Vincent Salagnac
Scénographie : Adrien Maufay
Textes : Diaty Diallo et comédien.ne.s
Cheffe de chœur et arrangements chants : Alexandra Satger
Composition musicale : Cyril Fayard, Kate Fletcher, Vincent Salagnac, Alexandra Satger
Chorégraphie : Filipe Lourenço
Dispositif sonore : Matthieu Semman
Création lumière : Chloélie Louis
Vidéaste : Mélio Lannuzel

À l’ombre d’Olympe (titre provisoire), cie La Magouille

Site de la compagnie
Metteuses en scène : Solène Briquet et Cécile Lemaitre
Autrice et dramaturge : Julie Aminthe et citations de textes
Scénographe : en cours
Factrice de marionnettes : Amélie Madeline
Musicienne live (percussions/batterie / chant / mégaphone) : Héloïse Divilly
Comédiennes et marionnettistes : Chloé Giraud et Eva Foudral
Plasticien.ne : en cours

Chalon dans la rue • 71100 Chalon-sur-Saône
Du 19 au 23 juillet 2023
Gratuit
Réservation en ligne

À découvrir sur Les Trois Coups :
Reportage au Festival Les Rugissantes, par Stéphanie Ruffier
Reportage au Festival Les Zaccros D’Ma Rue à Nevers, par Stéphanie Ruffier

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