La parole au cirque !
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Toujours exigeante et populaire, la programmation d’Occitanie fait son cirque fait cette fois la part belle à la parole : manifeste, conférences, récits s’enchaînent parfois avec des balbutiements, mais souvent avec brio. Petit tour de ces cir(que)conférences, avec un vrai coup de cœur pour « Lento e violento ».
« Unwelt » : pas facile de changer de vision de cirque
On retrouve cette année le jongleur-danseur Morgan Cosquer, qu’on avait adoré dans son cosmique Mu Arae, avec la même maîtrise du jonglage, articulée à un grand soin esthétique. La scénographie dessine un espace épuré qui fait songer dans ses lignes à un étrange parc de skate au bois chaleureux. Le travail lumière est fin et précis ; la composition musicale de Joan Cambon tout autant.
Et pourtant, est-ce seulement notre attente immense qui explique notre déception ? Pas sûr. Le spectacle évoque la notion d’« umvelt », cette façon d’appréhender le monde propre à chaque espèce. Comme dans Mu Arae, la perspective semble existentielle : il s’agit de changer de vision du monde. Elle est très intéressante, dans l’actuel contexte écologique, mais sa transposition circassienne achoppe.
Il y avait de l’idée et même de la facétie à nous faire imaginer les animaux jongleurs et leurs potentielles mutations, mais on reste à l’extérieur. Sans doute, parce que la mutation génétique jongleur comédien n’est pas aboutie. Morgan Cosquer ne parvient pas à donner corps à un personnage : ses contours tiennent encore de l’esquisse. Ses tribulations erratiques ne sont pas explicitement données comme burlesques ou étranges et on se perd. On aimerait ainsi parfois couper le son, et pouvoir suivre cette figure keatonienne par son corps seulement. Reste le plaisir de voir évoluer un très bon jongleur, doublé d’un danseur aux grâces ornithologiques et animales.
« Baal » : cirque coupé en deux
Même rapport problématique au langage dans Baal. Cette fois, pourtant, la parole est portée avec force par Franck Saurel, à la présence imposante. L’interprète se fait le porte-parole d’une génération d’hommes qui refusent le patriarcat et s’applique à dégager de nouvelles masculinités. On ne saurait que s’en réjouir.
Mais cette parole n’est pas totalement articulée à la magnifique performance qui occupe toute la première partie du spectacle. Ce n’est pas tant l’occupation exclusive du plateau par des hommes qui cloche. La dramaturgie de Florence Bernad raconte une réappropriation de l’espace, y compris circassien, par les femmes. C’est l’usage même du langage qui interroge. On finirait en effet par se lasser d’une anaphore employée jusqu’à la lie. On aimerait que le spectacle aille plus loin, au-delà de la généralité.
Choisir des artistes femmes pour occuper la scène, afin de ne pas créer le clivage maîtrise masculine / amateurisme féminin aurait pu être plus intéressant. Par ailleurs, cela aurait permis de donner plus de cohérence au spectacle. Car s’il y a bien une rupture sociétale entre l’avant et l’après mee too, la rupture ne fonctionne pas ici vraiment. Et dans la réception du spectateur, se distinguent un temps d’admiration esthétique face à l’excellence des danseurs acrobates et un temps d’approbation éthique. Ce n’est en définitive, pas si mal, dira-t-on.
« Mon nom est Hor » : cirque disruptif et spéléologique
On retrouve aussi cette année la compagnie catalane Psirc. Elle nous avait déjà régalé de l’incroyable Acrometría, il y a quelques années. Le trio s’est mué en duo. Il a troqué la géométrie pour la spéléologie, la prouesse acrobatique pure pour un récit protéiforme incluant, bien sûr, portés et acrobaties, mais aussi manipulation marionnettique, récit et même régie lumière en direct. Cela fait beaucoup.
Trop ? Luxuriant, le spectacle joue aussi sur la discontinuité. Au prétexte d’une énigmatique excursion dans une grotte, lieu de clair-obscur, émergent des rêveries diverses. La pièce s’autorise pour cela des va-et vient dramaturgiques, des ruptures. On ne comprendra donc jamais si la grotte est réelle, si ce qui est conté s’est réellement passé. Pourquoi pas ? Le trouble a toute sa place au cirque, le souvenir a bien ses béances. Cependant, les incertitudes sont encore redoublées par le jeu de dédoublement entre marionnettes et interprètes, par la fusion entre la voix de la marionnette et celle d’Adriá. Alors on peut finir par craindre de ne plus pouvoir sortir de l’obscurité.
Mais ce soir-là, la salle était conquise et durant toute la journée passée sur le site si hospitalier d’Occitanie fait son cirque, on a entendu des spectateurs enthousiastes. Il est vrai que Mon nom est Hor présente des moments d’humour décalé, des images iconoclastes délicieuses d’insolence, une qualité technique certaine. Mais pour notre part, nous retiendrons la scénographie. Exhibant les profondeurs du chapiteau, le spectacle propose une partition lumineuse aboutie créant une poétique de la grotte envoûtante.
« Le Solo » : conférence circassienne rafraîchissante
Parmi les autres spectacles vus, deux créations mettant en scène des femmes nous ont étonnés, ravis, fait sourire. Parlons d’abord du délicieux Solo de Gaspar Schelck et Lucie Yerlès. Alors que le soleil tape de toutes ses forces, on le reçoit comme une gorgée d’eau claire. Quels sont donc les Ingrédients de cette réussite ?
D’abord il y a une idée pertinente, celle d’une micro-conférence circassienne sur le fonctionnement de notre cerveau. Si les rapports entre la scène et cet organe ont été traités dernièrement au théâtre (nous pensons notamment à l’essai d’Anouk Grinberg Dans le cerveau des comédiens, ou au réussi Qu’est-ce que tu as dans la tête ? ), elle est ici abordée judicieusement et en décalage avec la vision commerciale de certaines grandes institutions culturelles. Surtout, le traitement est d’autant plus efficace qu’il n’est pas purement verbal, mais joue de nos perceptions pour expliciter ce qui est d’abord expliqué. Le propos coule ainsi de source.
Par ailleurs, Le Solo tire son charme d’être un lieu d’interaction avec le public. Ce spectacle nous fait du bien et nous permet d’avoir la plus joyeuse et sereine des réceptions, dès son ouverture. D’ailleurs, on vous conseille d’arriver bien à l’heure, voire à l’avance pour en profiter.
« Le Solo », Lucie Yerles et Gaspard Schelk © Markovic
Un drôle d’oiseau nous y attend, en effet, et on comprend vite que l’on a bien fait de venir. Il ne suffit pas d’une adresse au public pour créer du lien ! Lucie Yerlès ne se contente pas d’impressionner par sa dextérité et son élégance au tissu aérien. Elle donne envie de sourire et de suivre, tout ouïe, sa conférence matinée d’un sensible récit de vie. C’est un spectacle généreux, que l’on peut voir avec des enfants.
On est heureux d’entendre qu’un chemin qui bifurque, un accident malheureux peuvent aussi ouvrir de nouveaux horizons à notre cerveau. Petit éloge de l’imperfection, le spectacle est ainsi profondément humain. Il dessine les contours d’un cirque en marge des blockbusters perfectionnistes, tout en nous en offrant quelques échantillons où son et lumière pourraient rivaliser avec les concerts de Céline Dion. En empathie, en sympathie, Le Solo parvient à titiller nos neurones qui sont à la fête.
« Lento e violento » : notre coup de cœur
Exercice périlleux : promouvoir un spectacle dont les artistes ont demandé de ne pas éventer les mystères, alors qu’ils sont nombreux, fabuleux. Lento e violento est une séance d’art thérapie dont la professeure a tout d’un personnage de Ionesco. Petit à petit, elle instaure de fait une forme d’inquiétude, fait surgir un rire irrépressible et construit un univers remarquable.
On a songé à La Leçon de Ionesco, autant qu’à Buñuel, mais de nombreuses références affleurent dans cette pièce sans cuistrerie : Tchekhov, Stig Dagerman, Barbara ou la Callas. D’ailleurs, le spectacle est aussi musical. Les notes s’y élèvent dans un espace obscur où tous les surgissements, toutes les magies sont devenues possibles. Surprises et répétitions, inquiétante étrangeté, duplication fascinante nous tiennent de bout en bout, sans que justement le bout ne soit prévisible.
Ici, la langue ne s’oppose pas au spectacle : dans ses replis, son envers, elle l’étoffe au contraire. Et puis, Valentina Cortese parvient à créer, par son corps comme son phrasé et son regard, un personnage déboussolant, proche de la folie. On est suspendu à chaque minute, on sort ébouriffé. Sans aucun doute, notre coup de cœur de cette année ! 🔴
Laura Plas
Umwelt, de Morgan Cosquer
Site de la cie Endogène
Avec : Morgan Cosquer
Mise en scène : Morgan Cosquer et Nicanor De Elia
Scénographie : Céline Couronne
Constructeur : Victor Chesneau
Composition musicale : Joan Cambon
Création Lumière : Clément Devys dit « Zout »
Durée : 45 minutes
Dès 10 ans,
Du 8 au 16 juillet 2023, à 11 h 30
Lien de réservation
Plus d’infos ici
Baal, du Groupe Noces
Site de la compagnie
Mise en scène / Chorégraphie : Florence Bernad
Avec : Gypsy David, Flavien Esmieu, Antonio Milheiceiros, Simo Nahhas, Franck Saurel, Diogo Santos, et une chorale de chanteuses amateures
Assistanat à la chorégraphie : Gypsy David
Composition : Nantho Valentine
Lumière : Nicolas Buisson
Régie son : Ananda Cherer ou Nicolas Poirier
Durée : 1 h 10
Dès 10 ans
Teaser
Du 8 au 16 juillet 2023, à 18 h 15
Lien de réservation
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Mon nom est Hor, de la cie Psirc
Site de la compagnie
Idée : Wanja Kahlert, Adrià Montaña
Création et dramaturgie : Wanja Kahlert, Adrià Montaña, Rolando San Martín
Mise en scène : Rolando San Martín
Avec : Wanja Kahlert, Adrià Montaña
Marionnettes : Wanja Kahlert
Composition : Nantho Valentine
Lumière : Carlos Ferrer, Wanja Kahlert, Adrià Montaña, Rolando San Martín
Scénographie : Wanja Kahlert, Adrià Montaña
Régie son : Benet Jofre
Durée : 1 h 10
Dès 12 ans
Teaser
Du 8 au 16 juillet 2023, à 22 h 15
Lien de réservation
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Le Solo, de Gaspar Schelck et Lucie Yerlès
Site de la compagnie
Conception : Gaspar Schelck et Lucie Yerlès
Création lumière : Gaspar Schelck
Création son : Kélian Christophe
Création costume : Margaux Vandervelden
Regard dramaturgique : Lorette Moreau
Regard chorégraphique : Leslie Mannès
Durée : 1 heure
Dès 10 ans
Du 8 au 16 juillet 2023, à 10 heures
Lien de réservation
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Lento e violento, de Valentina Cortese
Plus d’infos sur la compagnie
Avec : Valentina Cortese
Technicienne plateau : Marie Vela
Décor : Rémi Benard
Création lumière : Hugo Oudin
Régie générale : Paolo Danesi
Durée : 50 minutes
Dès 10 ans
Du 8 au 16 juillet 2023, à 21 heures
Lien de réservation
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Dans le cadre d’Occitanie fait son cirque en Avignon • 22, chemin de l’Île Piot, Île Piot • Avignon
Du 8 au 16 juillet 2023
De 6 € à 17 €
Réservations en ligne
Teaser
Dans le cadre du Festival Off Avignon, du 7 au 29 juillet 2023
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À découvrir sur Les Trois Coups :
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