« Ibsen Huis », d’après Henrik Ibsen, cour du lycée Saint-Joseph à Avignon

« Ibsen Huis », mise en scène de Simon Stone © Christophe Raynaud de Lage

Du bel ouvrage

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

De Simon Stone à Antonio Latella, la famille est à l’honneur, dans cette 71e édition. L’auteur et metteur en scène australien invente l’histoire brûlante des Kerkman, à partir de figures empruntées au dramaturge norvégien. L’architecture de sa « Maison d’Ibsen », mêlant les styles et les époques, en impose.

Après la très remarquée Medea en juin, à l’Odéon, le nouveau spectacle de Simon Stone (choisi pour inaugurer sa première invitation au Festival) emprunte encore à l’épopée et à la tragédie. Écrit pour onze acteurs, « Ibsen Huis » s’inspire donc de personnages récurrents qui peuplent les Revenants, Un ennemi du peuple, Une maison de poupée, Solness le constructeur, le Canard sauvage, le Petit Eyolf. Le travail de plateau, nourri par les propositions des comédiens et l’observation du monde actuel, a abouti à une forme maîtrisée et dense, à la fois archaïque et ultramoderne.

Dans un lieu unique, une maison en verre et en bois (qui dévoile aussi bien qu’elle cache), l’artiste retrace l’évolution d’une famille sur quatre générations, de 1964 à aujourd’hui. Au sommet de l’arbre généalogique, se place une matriarche qui n’aime guère son mari et ne désire pas d’enfants. Comme dans la fresque zolienne1, sa tare originelle (ici le manque de désir, l’incapacité à aimer) produit des branches maudites et des fruits altérés : père incestueux, enfants malades, suicidés. Le prologue de la pièce évoque d’ailleurs symboliquement la conception du personnage de Fleur ; la fin se ferme sur la disparition, les flammes, le pourrissement et l’espoir de nouveaux germes, d’un nouveau « Je ».

« Ibsen Huis », mise en scène de Simon Stone © Christophe Raynaud de Lage
« Ibsen Huis », mise en scène de Simon Stone © Christophe Raynaud de Lage

Le pilier de ce bel édifice est la scénographie, prodigieuse. La maison est l’unique décor de tous les événements marquants de la vie des Kerkman. À deux faces, posée sur un plateau tournant ayant pour écrin les murs magiques de la cour du lycée Saint-Joseph, cette merveille a été conçue par Lizzie Clachan. Elle métaphorise la roue de Fortune, le cercle inéluctable du Temps, la création d’un monde (avec ses origines, ses naissances, ses accidents et ses deuils). Elle symbolise la famille : planifiée, conçue, habitée, violentée, traumatisée, incendiée, désertée, reconstruite, muséifiée. Elle représente le rosebud2 des héritiers Kerkman : le château de princesse de la jeune Caroline ou sa maison en lego, le rêve de Daniel qui l’a inventée pour « s’échapper en famille » et « regarder le soleil couchant ». Moquée par l’industriel traditionnaliste, elle devient, avec le temps, une construction avant-gardiste et révolutionnaire aux Pays-Bas. Elle pourrait même accueillir des logements sociaux, abriter des réfugiés extérieurs à l’U.E. Composée d’échafaudages, de pièces joyeuses ou infernales pleines de secrets, de traumas et de revenants, elle est un formidable terrain de jeu, un enjeu de pouvoir et un lieu possible de résilience.

De la tragédie du quotidien à l’extraordinaire

Ainsi, la Maison d’Ibsen nous tend-elle un miroir qui condense – et avec quel art –  tous les drames de la vie (universels, actuels, hyperréalistes). Ceux-ci sont tellement concentrés, composés et incarnés par les acteurs (jouant excellemment plusieurs rôles), qu’ils transcendent la banalité bourgeoise ordinaire et l’élèvent au rang de mythe. Une tension paroxystique, créée par le texte, les sons et lumières, la présence des corps accompagne le spectacle de bout en bout. Le public, fasciné, est envahi de visions terribles, sordides ou humoristiques.

Le montage, très cinématographique, y est pour beaucoup. Il permet de raconter cette histoire en jouant sur les temporalités et la polyphonie. La deuxième partie, par exemple, fait alterner les années 1964 et 2014 (la construction de la maison et sa reconstruction) : le rapprochement des plans et l’entrelacement des voix déploient des réseaux de significations. Ce type de narration fluide crée des associations d’idées et des échos éclairants. En outre, elle évite le double écueil du réalisme et de la démonstration (le passé familial et ses conséquences sur le présent), sans gommer la dimension morale de l’œuvre ibsénienne. D’ailleurs, le spectacle comporte trois actes aux titres symboliques : « Paradis », « Purgatoire » et « Enfer ». La saga familiale est donc évoquée avant que les secrets ne soient dévoilés, puis, à travers un parallélisme éclairant la malédiction des Kerkman ; enfin, dans un espace-temps cauchemardesque et libératoire (toutes les branches se mêlent, chacun purge ses traumatismes et délie sa parole).

L’idée chrétienne (ou antique) de faute à expier va de pair avec des réflexions sur notre crise économique et sur la politique : « La démocratie n’est pas laisser la plèbe choisir n’importe quoi », lance Caroline au maire, pour lui rappeler ses responsabilités. Simon Stone dépasse donc largement la peinture de la classe moyenne européenne et propose « le drame d’une majorité ». On lui sait gré de conférer une dimension épique à son théâtre, en ces temps souvent désabusés. Sa Maison est monumentale.

Lorène de Bonnay

1- Les Rougon-Macquart.

2- « Bouton de rose » est le nom inscrit sur un traîneau que Charles Foster Kane chérissait, enfant, dans Citizen Kane. Ce mot-clé évoque tout un paradis perdu, un pôle de désir inaccessible, une matrice.


Ibsen Huis (la Maison d’Ibsen), d’Henrik Ibsen

Toneelgroep Amsterdam

Mise en scène : Simon Stone

Avec : Claire Bender, Janni Goslinga, Aus Greidanus Jr., Maarten Heijmans, Eva Heijnen, Hans Kesting, Bart Klever, Maria Kraakman, Celia Nufaar, David Roos, Bart Slegers

Dramaturgie et traduction : Peter van Kraaij


Musique : Stefan Gregory


Scénographie : Lizzie Clachan


Lumière : James Farncombe


Costumes : An D’Huys


Assistanat à la mise en scène : Nina de la Parra

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Dialogue artistes – spectateurs

Photo : © Christophe Raynaud de Lage

Cour du lycée Saint-Joseph • 62, rue des Lices • 84000 Avignon 

Dans le cadre du Festival d’Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Du 15 au 20 juillet 2017, à 21 heures, relâche le 17 juillet

De 10 € à 29 € (pour les deux parties)

Durée : 3 h 45 (entractes compris)

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