On rit jaune
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Le collectif L’Avantage du doute est à l’affiche du Théâtre de l’Atelier jusqu’en mai, avec la reprise de « La Légende de Bornéo ». Il lie l’intime et le politique en décortiquant le monde du travail sur le mode burlesque. Hélas, peu convaincant !
Adaptation de la Légende de Bornéo, un spectacle créé en 2012 au Théâtre de la Bastille, le long métrage Tout ce qu’il me reste de la révolution, de la comédienne et metteuse en scène Judith Davis, fut le succès surprise de cet hiver. Dans cette comédie de la famille, convictions politiques et loufoqueries intimes se mêlent rageusement. Que faire de l’héritage politique de Mai 68 ? Comment lutter contre la perversité du système actuel pour mieux vivre ensemble ?
Après ce premier film réussi, la jeune femme retrouve ses acolytes du collectif L’Avantage du doute, pour reprendre sur les planches ce spectacle qui bouillonne de la même colère. Une colère dont on apprécie la mise à distance par le biais de l’humour car, ici, on rit jaune, sinon franchement. Aux côtés de ses camarades, Judith Davis continue de creuser le sillon de l’engagement citoyen. Tous croient dans les liens entre art et politique. Pour parler de ces sujets graves, les rouages techniques du burlesque sont utilisés de la même façon que dans le film, mais la présence des comédiens change évidemment la donne. L’écriture de plateau tente de transmettre le propos différemment, l’esthétique de marquer les esprits.
Indignés
Tout commence par la prise de parole de l’aîné (Simon Bakhouche), qui se lève de la salle pour expliquer sa situation de vrai faux retraité. Transformé en ouvreur bénévole, il vend des gaufres dunkerquoises préparées par sa femme. Nous interpeler en douceur, voilà la tactique, car il ne s’agit pas de lancer le débat. Ouf !
Préférant pointer l’absurdité de la situation actuelle par des saillies drolatiques, le collectif a fait le choix d’une succession de saynètes où les personnages sont mis en situation de façon simple. Commencer par du concret, comme les retraites et la précarité, ça parle ! Pas de pensum indigeste, ni de théâtre à thèse, pour interroger notre rapport au travail : l’employée de Pôle Emploi aborde la violence au travail en « foutant le souk » sur scène ; un hilarant dîner de famille, qui finit en réunion d’entreprise, montre comment les méthodes de management s’immiscent de manière pernicieuse dans notre intimité.
Centré sur l’aliénation, le spectacle fustige le libéralisme, qui met à mal la valeur du travail, tandis que ces changements – palpables à travers notre rapport à nos activités professionnelles – gangrènent nos rapports sociaux, familiaux et amoureux. Le burn-out n’aboutit-il pas à une dépression généralisée ?
« La création théâtrale n’est pas une affaire de business plan », s’insurge la sœur cadette, qui fait figure de marginale aux yeux de ses proches en choisissant finalement, après maints échecs professionnels, la voie du théâtre. Et ses paroles sonnent vraies dans la bouche de Judith Davis qui tente de replacer, de façon militante, l’art comme source d’épanouissement collectif.
Rien de bien révolutionnaire
Né dans la mouvance de la compagnie Tg STAN, L’Avantage du doute, dont deux membres travaillent également avec le collectif Les Possédés, applique sa philosophie jusqu’au processus de création, « exercice concrètement démocratique qui illustre la prise de pouvoir d’acteurs-auteurs » : comment le collectif peut-il redonner du sens à nos vies aliénées ? Rien de bien nouveau : dès les années 1970, avec le Théâtre du Soleil ou le Living Theatre à New York, pour ne citer que les plus connues, les désirs de changement se traduisaient déjà par des créations collectives ancrées dans le réel et des happenings survoltés, parfois nés sur les pavés.
Sauf que L’Avantage du doute ne se prend pas au sérieux. Cette appellation exprime bien la posture : une célébration de « la puissance politique et poétique du doute » dotée d’un sens inné de la pirouette. Le texte est nourri de témoignages, notamment de salariés, et le propos subtilement émaillé d’un savant mélange de citations des philosophes Walter Benjamin ou Giorgio Agamben. Un livre de Walt Whitman est brandi en étendard et un de ses poèmes est lu, mais sans avoir l’air d’y toucher.
Concrètement, cela revient à tout remettre en cause, sans cesse, à peser le pour et le contre, à défendre des convictions, tout en présentant les arguments inverses. Là encore, on pense à la dialectique brechtienne, bien antérieure aux libertaires. Mais, pour ne pas trop effrayer le public, nos artistes choisissent la légèreté, au risque de paraître superficiels. Or, sur la scène de l’Atelier, l’humour paraît poussif, là où il passe si bien à l’écran. Sur les planches, les situations semblent tirées d’un mauvais café-théâtre.
Certaines scènes interminables semblent effectivement des improvisations mal dirigées… qu’on digère mal du coup. Faussement spontanée, l’écriture manque de tenue. Surtout, l’aspect brouillon est renforcé par une technique d’acteurs, en apparence non maîtrisée. Les comédiens ne sont pas dans leur corps, ni dans leur voix. Être révolté, surmené ou bousculé ne signifie pas faire n’importe quoi sur scène. Certains passages frisent l’amateurisme.
On s’en étonne, vu le capital sympathie dont jouit le collectif auprès des publics, mais aussi des professionnels. Cela n’enlève rien à la sincérité de la démarche, mais on espère être davantage séduit par l’audace et l’aboutissement de la prochaine proposition. On leur donne le bénéfice… du doute. ¶
Léna Martinelli
La Légende de Bornéo, du collectif L’Avantage du doute
Conception, écriture et interprétation : Simon Bakhouche, Mélanie Bestel, Judith Davis, Claire Dumas, Nadir Legrand
Lumière : Wilfried Gourdin, Jérôme Perez Lopez
Construction : Jérôme Perez Lopez, assisté de Julien Chavrial et Raoul Demans
Durée : 1 h 20
Théâtre de L’Atelier • place Charles Dullin • 75018 Paris
Du 19 mars au 4 mai 2019, du mardi au samedi à 19 heures, dimanche à 17 heures
Réservations en ligne et au 01 46 06 49 24
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Onomatopée », création collective de tg Stan, De Koe, Dood Paard et Maatschappij Discordia, Théâtre de la Bastille à Paris, par Anne Cassou-Noguès
☛ « Le Signal du promeneur », du Raoul Collectif, Théâtre de la Bastille à Paris