Beau temps mais orageux en fin de journée
Par Corinne François-Denève
Les Trois Coups
« Écrire le théâtre aujourd’hui » : une belle question pour un festival intense, riche en découvertes.
La Mousson d’été, traditionnel rendez-vous estival en terre lorraine, s’est déroulée cette année du 23 au 29 août à l’abbaye des Prémontrés, à Pont‑à‑Mousson. Elle n’a jamais aussi bien porté son nom que cette année, où des auteurs sud‑américains sont venus souffler un vent d’ailleurs ; elle n’a jamais été autant d’actualité, puisque le sujet choisi en était « le politique ». Migrants, sans-papiers, populations précaires et défavorisées… furent les personnages d’élection de cette saison.
Sur les deux derniers jours du festival, les seuls auxquels nous avons pu assister, une chaleur caniculaire a échauffé les esprits. Les traditionnelles « tables rondes » sont venues tempérer les émotions, tandis que les « impromptus de la nuit », nouvelles écrites en résidence, restituées à la tombée du soir, sous le chapiteau-dancing, apportaient une fraîcheur bienvenue.
Familles, je vous hais
Le jour 1, le samedi, était le jour de la démolition. Anatomie de la gastrite de l’auteur mexicaine Itzel Lara, dans une lecture dirigée par Marcial Di Fonzo Bo, proposait la dissection d’une vache (figurée sur un tableau, que le spectateur sensible se rassure) et l’autopsie (verbale) des relations entre un homme et une femme, entre une femme et son père. Un végétarien et une carnivore se séparent. Que faire du chat qui agonise, que la carnivore drogue au café, et auquel le végétarien est allergique ? L’animal n’est que le symbole de la déliquescence du couple (il est d’ailleurs matérialisé par une peluche grotesque) et le symbole de l’absurde des sentiments (puisqu’il s’attache à celui qui lui est allergique). Derrière le chat se cache une vache, Monica, seule vraie amie, paradoxale, de la carnivore. Monica fut conduite à l’abattoir par un homme au chapeau. Ironie du sort : un destin semblable attend le père de la femme, qui vomit ses tripes dans un autre abattoir, un mouroir pour vieux. La pièce de Lara opère de constants va-et-vient entre une histoire et l’autre, entre l’humain et l’animal. Pour donner corps à tout cela, Marcial Di Fonzo Bo use de son habituelle énergie, et du sens du jeu qu’on lui connaît. L’apocalypse aura un goût d’oignon.
Et le ciel est par terre de Guillaume Poix, dans un dispositif plus classique de lecture au pupitre, faisait retour au domaine francophone et au cercle familial. Une mère, incarnée par une redoutable Anne Benoit, crache sa haine sur les enfants qui sont sortis de son ventre, a priori donc les siens. Le constat n’est pas plus optimiste que chez Lara : il y a ici peu de place pour l’amour. Mais le théâtre est sans doute plus riche quand on y hurle des récriminations que quand on y chante des mélopées romantiques. Une saison passe – Noël, février, ou alors Noël en février –, et on apprend que l’on va détruire l’immeuble familial. La pièce est la chronique d’une démolition. Elle n’est pas un work in progress, mais un chantier dont ne resteront que des ruines. Chez Lara comme chez Poix, le constat de la perte des sentiments se teinte d’un humour corrosif, qui peut rappeler Beckett et ses fins de partie.
Femmes, je vous aime
Le jour 2 était celui des femmes et des créateurs. Avec Anesthésie, l’auteur cubaine Agnieska Hernández Díaz évoque les femmes de La Havane. Trois prostituées n’ont que leur corps comme richesse, et sont bien décidées à s’en servir, l’une pour ouvrir une galerie d’art, l’autre pour nourrir sa fille. L’homme est bien veule, avec ses dollars et son gros cigare. La tragédie ne tarde pas, quand la fille de l’homme, celle qui avait pu faire des études de philo, est massacrée à coups de tessons de bouteille. Il faudrait un rein pour la sauver. Se lève alors une femme de Cuba, jouée par une Johanna Nizard incandescente : pauvresse avilie par le communisme, elle s’est frayé un chemin dans la vie, s’est battue pour faire des études, devenir médecin, trouver un vaccin contre le cancer. Héroïne, elle expose, dans un monologue habité, le sort des femmes de La Havane. Face à l’homme, chirurgien esthétique, qui plonge ses mains dans le corps des femmes pour n’en sortir qu’une graisse malsaine, elle lutte contre un mal autrement plus grand. Il est évident que pour l’auteur, le salut viendra des femmes. Tour à tour tragique et burlesque, sa pièce a des accents incantatoires, fascinants en ces temps où Cuba s’ouvre au monde.
Philip Seymour Hoffman, par exemple ne parlait pas de femmes, mais de la difficulté d’être acteur, ou d’être Philip Seymour Hoffman – ou un acteur japonais mythique, ou un acteur belge au chômage, Stéphane Olivier, magistralement interprété par Stéphane Olivier. Le collectif belge Transquinquennal, dans une lecture à la table simplement égayée par quelques slides de Powerpoint, une mini-illustration sonore, et un jeu constant, parfois délicieusement absurde, avec le nom des personnages, inscrit sur des panneaux face à eux, s’est frotté avec virtuosité aux dispositifs théâtraux toujours vertigineux imaginés par Rafael Spregelburd. Les conversations menées en simultané, les allers-retours dans le temps et l’espace, qui nous conduisent ici du Canada à la Belgique, de Hollywood au Japon, sont complétés par une réflexion sur la persona. Il est peu de dire que l’on attend la mise en scène de cette pièce éminemment spectaculaire, qui sera créée en mai prochain en Belgique.
La lecture du Jeune homme sous la lampe par Stanislas Nordey, sur un texte de Frédéric Vossier, se veut un monologue fantasmé d’Yves Saint Laurent. On revient ici aux femmes, ou en tout cas à leurs corps. Dans un écrit dense et poétique, Vossier et Nordey évoquent un Saint Laurent kaléidoscopique mais peut-être peu surprenant – la couture, le sexe, la mère, l’enfance.
La dernière pièce du soir s’est jouée dans une salle surchauffée, qui rendait plus éprouvant encore le texte imaginé par le Perdita Ensemble. Puisqu’il était interdit de s’éventer, car cela faisait du bruit, on a frôlé le malaise devant ces Scènes de violences conjugales, sorte de théâtre documentaire brut qui voit deux couples se déchirer jusqu’à l’indicible – les coups, les tentatives de meurtre. La tension monte graduellement, sur un plateau nu, et est scandée par une batterie qui brise les tympans. Il y a les insultes, la violence, puis les procès-verbaux, des bouts de thérapie, et une espèce de final qui annonce la résurrection d’une telle, la mort d’un tel – vain essai, sans doute, pour offrir une consolation à un public par avance désolé.
La politique fut donc au cœur des pièces proposées par les auteurs étrangers. Dans une table ronde menée par Jean‑Pierre Ryngaert, les dramaturges se sont défendus de vouloir prendre à bras le corps une actualité par trop brûlante, préférant le détour par la fiction et la métaphore. Sans métaphore, la Mousson est en tout cas l’endroit où se condense la richesse de « l’écriture contemporaine ». Si l’on est parfois toujours un peu agacé(e) par la présence de musiciens live, de guitare, de batterie, de lumières psychédéliques, de scènes de jeu hystériques (dispositif qui est probablement censé faire « théâtre contemporain »), il n’en demeure pas moins que ce principe de lectures-découvertes, en session intensive, reste passionnant. ¶
Corinne François‑Denève
La Mousson d’été 2016, du 23 au 29 août 2016, à Pont‑à‑Mousson
Anatomie de la gastrite, de Itzel Lara
Texte français de David Ferré
Dirigé par Marcial Di Fonzo Bo
Avec : Cécile Bournay, Marcial Di Fonzo Bo, Philippe Fretun et Camille Garcia
Et le ciel est par terre, de Guillaume Poix
Dirigé par l’auteur
Avec : Anne Benoit, Ariane von Berendt, Cécile Bournay et Grégoire Lagrange
Anesthésie, de Agnieska Hernández Díaz
Texte français de Christilla Vasserot
Dirigé par Véronique Bellegarde
Avec : Ariane von Berendt, Caroline Menon‑Bertheux, Céline Milliat‑Baumgartner, Charlie Nelson et Johanna Nizard
Musique : Vassia Zagar
Philip Seymour Hoffman, par exemple, de Rafael Spregelburd
Texte français de Daniel Loayza
Dirigée par Transquinquennal
Avec : Bernard Breuse, Miguel Decleire, Manon Joannoteguy, Stéphane Olivier, Mélanie Zucconi
Jeune homme sous la lampe, de Frédéric Vossier
Dirigé par Michel Didym
Avec : Stanislas Nordey
Musique : Philippe Thibault
Scènes de violences conjugales, de Perdita Ensemble et Gérard Watkins
Avec : Hayet Darwich, Julie Denisse, David Gouhier, Maxime Levêque, Yuko Oshima
Musique : Yuko Oshima
Photos : © Émile Zeizig et Corinne François‑Denève
La Mousson d’été • abbaye des Prémontrés • Pont‑à‑Mousson
Informations et réservations : 03 83 81 20 22