« La (Nouvelle) Ronde », Johanny Bert, Théâtre des Abbesses, Paris

La-nouvelle-ronde-Johanny-Bert © Christophe-Raynaud-de-Lage

Une ronde gay (et bien plus encore)

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Après « Hen », et avant « les Ailes du désir », « la (Nouvelle) Ronde » complète le cycle « amour(s) ? ». Les marionnettes de Johanny Bert et les mots de Yann Verburgh font entendre une réécriture fantasque, libre et joyeuse de la pièce d’Arthur Schnitzler. Une célébration revigorante de l’amour sous toutes ses formes. Sans juger, on se laisse emporter par ces salutaires élans de vie.

Excitant la censure dès sa publication en 1903, la Ronde avait déjà suscité le scandale à cause de la description sans fard des mœurs sexuelles de l’époque et surtout de l’affranchissement des contraintes morales et des hiérarchies sociales. En 1897, Schnitzler avait écrit une suite de dix scènes convoquant une prostituée, un soldat, une femme mariée, un comte, une femme de chambre, un poète… À chaque révolution de la ronde, l’un des deux protagonistes se retrouvait dans le duo suivant jusqu’au dernier personnage, qui fermait la boucle en croisant le tout premier de la pièce. Ces rencontres étaient mises en scène avant et après l’acte charnel, évoqué par de simples points de suspension.

Désir.s, plaisir.s

Dans la (Nouvelle) Ronde, la structure reste identique, mais les personnages ont évolué pour ressembler à nos congénères et la mise en scène  montre plus qu’il n’en faut. En effet, comment parler des pratiques sexuelles d’aujourd’hui au théâtre ? Et qui plus est avec des pantins et des objets ? Génial créateur de marionnettes queer, Johanny Bert confie à Yann Verbugh la réécriture de la pièce. Le contenu en est donc actualisé pour représenter les facettes multiples des identités à partir d’une dizaine de rencontres (des portraits esquissés de célibataires, bisexuel.le.s, polyamoureux.se.s, asexuel.le.s…) et pour donner à voir du concret (une verge à rallonge, un clitoris géant, des corps hybrides dans des positions improbables, un robot sexuel accueillant !).

© Christophe Raynaud De Lage

Le spectacle n’oublie pas d’être drôle. Insolent même. Et si donner la mort était un acte d’amour ? Un homme aide alors une femme condamnée à mourir dans la dignité en la faisant jouir. « La vie en couple, c’est ringard », « La beauté c’est réac ! » : c’est Maya qui le clame haut et fort, une féministe qui veut se faire appeler Virginie par celui qui la déflore, le premier qui passe et qu’elle veut fièrement payer pour le service rendu. Des situations loufoques, il y en a pas mal, comme ces transgenres qui veulent faire un bébé : qui fait quoi ?

Vibrante évocation de nos mœurs

Ces questions de genre soulèvent les questions sociétales actuelles : « Aujourd’hui, nos corps sont affirmés comme politiques et la représentativité des identités, multiple, complexe, lumineuse, témoigne d’une richesse de désirs, de sentiments et d’une réflexion inscrite à l’endroit de l’intime ». Mais au-delà de l’identité ou du plaisir, le sujet est aussi la liberté : tous ces personnages expriment effectivement leur profond désir d’exister, de s’épanouir sans être soumis(es) à des règles normatives. Et le sujet est abordé dans sa complexité : quête existentielle, regard des autres, jalousie, solitude…

© Christophe Raynaud De Lage

Comme s’il voulait apporter du poids à son propos, Johanny Bert propose également une réflexion ontologique sur la marionnette et le théâtre documentaire. En effet, le spectacle est nourri de rencontres avec des personnes d’âges différents, venant de plusieurs villes de France qui, anonymement, ont accepté de témoigner : une jeune femme de 25 ans en couple avec une femme transgenre de 58 ans ; un homme en relation fusionnelle avec une femme et leur sexualité BDSM ; un homme trans militant dans différentes associations ; une femme lesbienne en polyamour ; un homme en « trouple » ; un couple exclusif ; un homme asexué…

Inventivité formelle

L’ingénieux dispositif scénographique permet de faire défiler, sur un tapis roulant, des décors qui nous transportent des toilettes glauques d’une boîte de nuit à un club échangiste, entre autres lieux d’expériences. Un mouvement plus proche du travelling que de la ronde. Mais relevons la qualité plastique de l’ensemble, la réalisation réussie des marionnettes, très expressives.

La-nouvelle-ronde-Johanny-Bert-©-Christophe-Raynaud-de-Lage
© Christophe Raynaud De Lage

Chacune est d’ailleurs manipulée à vue par deux acteurs. L’un prête sa voix au personnage et par ses impulsions de jeu, fait bouger le visage et le corps. En parfaite synchronisation, l’autre acteur accompagne dans les mouvements, manipule les jambes, les bras. De quoi donner chair ! Reste encore à affiner l’interprétation, un peu faible, et à régler des problèmes de micro qui perturbent l’attention, surtout avec la musique, en direct, d’une basse aux sons saturés.

La ronde des cœurs

La déréalisation de la mise en scène permet de se détacher d’un érotisme trop cru. Quelques images poétiques ravissent, comme les corps qui s’envoient littéralement en l’air ou cette femme sado maso qui s’éclate, au sens propre et figuré, puisqu’elle se démembre. L’humour permet une mise à distance salutaire pour traiter avec légèreté, mais non sans profondeur, de ce sujet sensible. Déjà, traiter de la sexualité avec l’inanimé aide. Outre ses mérites artistiques, Johanny Bert relève bien des défis : traiter d’une sexualité sans être vulgaire ; faire une ode au hors norme tout en délicatesse ; prôner la tolérance sans militantisme ; voire réinventer l’amour en gardant son essence, la sincérité, le respect mutuel et la joie immense qu’il procure. Car, finalement, cette Ronde-là a beau être décomplexée, elle trace les contours d’une délectable carte du tendre ! 🔴

Léna Martinelli


La (Nouvelle) Ronde, de Johanny Bert

Site du Théâtre de la Romette
Écriture : Yann Verburgh
Dramaturgie : Olivia Burton
Collaboration à la mise en scène : Philippe Rodriguez Jorda
Avec : les acteurs marionnettistes Yasmine Berthouin, Yohann-Hicham Boutahar*, Rose Chaussavoine, Élise Martin*, George Cizeron*, Enzo Dorr (*projet jeune fabrique avec le Théâtre de la Croix Rousse/Lyon) et la musicienne Fanny Lasfargues
Création musicale : Fanny Lasfargues
Scénographie : Amandine Livet et Aurélie Thomas 
Création costumes : Pétronille Salomé, assistée de Manon Gesbert, Adèle Giard et des stagiaires Manon Damez, Pauline Fleuret, Alice Louveau
Équipe de construction des marionnettes sous la direction de Laurent Huet, assistés de Camille d’Alençon, Romain Duverne, Judith Dubois, Pierre Paul Jayne, Alexandra Leseur, Ivan Terpigorev, Benedicte Fey, Doriane Ayxandri, Franck Rarog
Création lumières : Gilles Richard
Création et régie son : Tom Beauseigneur
Régie générale et plateau : Camille Davy
Régie plateau : Pascal Bouvier
Durée : 1 h 45
Dès 16 ans

Théâtre de la VilleLes Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris
Du 20 au 28 janvier 2023, à 20 heures, dimanche à 15 heures
De 10 € à 26 €
Renseignements : 01 42 74 22 77 

Tournée ici :
• Les 2 et 3 février, Le Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque
• Les 10 et 11 mars, Le Moulin du Roc, scène nationale de Niort
• Du 21 au 24 mars, Théâtre la Cité, CDN Toulouse
• Du 15 au 17 mars, Festival MARTO, Scène nationale de Malakoff
• En septembre, Festival international de Charleville-Mézières
• Puis Le Sablier, Pôle des Arts de la Marionnette en Normandie

À découvrir sur Les Trois Coups :
Hen, de Johanny Bert, par Léna Martinelli

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories

contact@lestroiscoups.fr

 © LES TROIS COUPS

Précédent
Suivant