Un festival utopique sous le patronage d’Éros et Thanatos
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
La programmation virtuellement dévoilée par Olivier Py, mercredi dernier, de la 74e édition du Festival d’Avignon promettait l’affrontement de deux figures primordiales : l’Amour et la Mort. Comment ces deux puissances définissent-elles l’humain, aujourd’hui ? Un sujet passionnant hypothéqué par la suspension des festivals jusqu’au 15 juillet. Tirons malgré tout ce fil d’Éros et de Thanatos, débridons notre désir d’Avignon… que le principe de réalité risque de décevoir.
Après la première guerre mondiale, Freud s’interroge sur le destin de l’humanité : « Les hommes sont maintenant parvenus si loin dans la domination des forces de la nature qu’avec l’aide de ces dernières, il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, de là une bonne part de leur inquiétude présente, de leur malheur, de leur fonds d’angoisse. Et maintenant il faut s’attendre à ce que l’autre des deux “puissances célestes”, l’Eros éternel, fasse un effort pour s’affirmer dans le combat contre son adversaire tout autant immortel [Thanatos]. Mais qui peut présumer du succès et de l’issue ? » (Malaise dans la civilisation, 1929).
On comprend que ce questionnement ait résonné il y a dix mois chez Olivier Py : la pulsion de mort est devenue si manifeste dans notre monde globalisé et ultralibéral, engendrant inégalités, consommation, destruction de la Nature, etc. Chercher ce qui aujourd’hui, en nous, est humain, et le faire en se réunissant, donc au théâtre, est nécessaire. La question reste de savoir, comme Freud en son temps, si l’Homme peut encore maîtriser « la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ».
Le directeur du Festival a donc expliqué le fil rouge de cette édition : son désir d’aborder la politique en s’éloignant des sujets sociétaux, en s’adressant au citoyen, à l’Homme désirant autant jouir que mourir. Éros et Thanatos. Selon les versions, dans la Grèce antique, Éros est le dieu primordial issu du Chaos; il est à l’origine de la Création; il incarne l’Amour (de la Beauté), le désir, la force qui pousse vers l’Autre. Comme le rappelle l’historien Jean-Pierre Vernant, spécialiste de la Grèce antique, Éros révèle « la multiplicité incluse dans l’unité ». Pour Freud, Eros cherche à relier, rassembler : il figure les visages de la pulsion de vie qui « construit, assimile », intriquée à la pulsion de mort, Thanatos, qui « démolit » (Au-delà du principe de plaisir, 1920).
Étrange memento mori…
Dans son édito, Olivier Py précise que le théâtre est justement le lieu qui permet de penser ces deux puissances à l’œuvre chez l’individu et dans la société. Loin de les opposer, « il les réunit ». Il nous rappelle « les deux vérités qui bornent notre existence : connais ton désir et souviens-toi que tu vas mourir ».
Seulement en cette période inédite pour la population mondiale, la réflexion sur ce dualisme se décale. Impossible d’oublier la mort durant ce confinement qui nous plonge en pleine dystopie : elle est potentiellement dans l’air, dans les corps que nous croisons à un plus d’un mètre, chez nos proches, dans les nouvelles anxiogènes que nous recevons. Thanatos, rebaptisé Covid-19, est le dernier avatar du chaos mais il brille sous les feux de la rampe. Pour l’heure, c’est lui qui lie fermement Éros, et non l’inverse.
Assigné à résidence, enfermé, déconfit, privé d’oxygène, Éros a certes besoin des perfusions de l’art : la culture peut devenir un baume, réanimer son élan vital, l’aider à penser et réinventer le monde, ouvrir sur un ailleurs. Mais son action reste limitée, elle est médiatisée par les écrans et elle n’existe que sans présence – ce qui exclut le théâtre. Enfin, que peut l’art face à un adversaire que seul un vaccin pourrait terrasser ? Ah, vanité qui aboutit à un truisme. Bref, nos pulsions de vie et de mort, sont aujourd’hui travaillées en profondeur, affectées de façon inouïe, par cette pandémie. Et il est difficile d’en faire abstraction pour explorer les spectacles, expositions et programmes d’un Festival dont, en outre, l’annulation est maintenant plus que probable .
L’édition rêvée
Pourtant, comme Olivier Py, avec lui, nous souhaitons « marcher vers des œuvres qui nous changeront » ! Dès que possible, à Avignon et ailleurs, « nous voulons changer notre vie », la rendre « plus passionnée et plus éveillée », « ne plus perdre de temps en inutiles marchandages mais faire grandir en nous notre capacité d’éblouissement. » Le lyrisme, l’espérance, l’inébranlable foi artistique du directeur du Festival nous touchent, nous enthousiasment. Voilà pourquoi cette édition – un songe, sûrement – mérite qu’on l’exalte.
La FabricA doit accueillir Freud. Celui qui voulait changer le monde parce qu’il n’était pas satisfait de la façon dont la science comprenait l’Homme, explique Ivo van Hove. Cet habitué du Festival (les Damnés, les Choses qui passent) s’intéresse en effet aux jeunes années de l’inventeur de la psychanalyse : ses recherches, les variations émotionnelles qu’elles ont engendrées.
La Cour d’honneur, quant à elle, est censée accueillir plusieurs mythes : d’abord, un monstre mangeur d’hommes, le Minotaure de la dernière création de Dimitris Papaioannou (on se souvient qu’il avait enchanté les festivaliers avec The Great Tamer), puis Orphée, dont la musique « salvatrice est plus forte que l’amour et la mort », affirme le metteur en scène Jean Bellorini (qui a monté Karamazov en 2016). La nouvelle création de ce dernier, Le jeu des ombres, est une réécriture du mythe par le poète Valère Novarina, montrant « les damnés de la terre qui accueillent les vivants pour les radiographier ». Enfin, l’autrice de Girl, Edna O’Brien, doit également investir la Cour lors d’une soirée, pour évoquer des tragédies modernes : les femmes victimes de la guerre au Nigéria.
On l’aura compris, les grands récits fondateurs sont très présents dans cette nouvelle édition qui explore le fracas des désirs humains. Mythes et contes sont « l’architecture du beau théâtre », confie Olivier Py, et de nombreux spectacles s’abreuvent à cette source : Andromaque à l’infini de Gwenaël Morin, Samson de Brett Bailey, Penthésilé.e.s de Laetitia Guédon, ou encore Joueur de flûte, d’après les frères Grimm, les Femmes de Barbe-Bleue, Moby Dick, des Othello et des Hamlet !
Shakespeare occupe toujours une place de choix dans le panthéon des auteurs montés à Avignon. Le feuilleton Ceccano de cette édition lui est même consacré : treize épisodes composeront la série estivale (le texte de Py, Hamlet à l’impératif ! sera publié chez Actes Sud). Certains épisodes proposeront des contractions de la pièce traduite, d’autres se focaliseront sur un thème (la psychanalyse, la révolution, la mort, la folie, «to be or not to be», la métathéâtralité, le désir pour Ophélie). Py a choisi le mythe d’Hamlet pour questionner l’Homme sur le plan éthique («comment faire pour vivre plus dignement ? ») et interroger les fonctions du théâtre.
Une autre grande figure de la scène se trouve mise à l’honneur, à travers une création et une lecture à la Maison Jean Vilar : il s’agit d’Antoine Vitez. En pratique d’Éric Louis présente le témoignage d’anciens élèves du Théâtre national de Chaillot ; Antoine Vitez, le roman du théâtre, complète le portrait d’un homme d’exception, qu’il est urgent d’inscrire dans les mémoires.
Ainsi, le dialogue entre Éros et Thanatos relie-t-il les 45 spectacles prévus, les trois expositions et les douze programmes partenaires. Ce panorama convoque largement les thèmes de la violence, de la guerre, de la dictature, du deuil, de la résilience, de la transcendance (Autophagies, Traces, Misericordia, Condor d’Anne Théron, Quand tu passeras sur ma tombe, La réponse des hommes, Une femme en pièces, Death and Birth in My Life, Une cérémonie, Le temps où ma mère racontait, Le Musée, René Char en écho, Liebestod d’Angélica Liddell, Double murder d’Hofesh Shechter). L’art (musique, chant, poésie, danse, théâtre) constitue également le sujet de nombreux spectacles, dont Lamenta, Piano Works Debussy, Melizzo Doble de Galvan.
Si l’on peut déplorer l’absence d’artistes que l’on aime retrouver au Festival, le fil rouge choisi (pulsions de vie et de mort), donne tout de même très envie : regardez la présentation numérique du festival ou l’avant-programme en détail sur le site du festival d’Avignon.
Pour finir, penchons nous sur le spectacle qui aiguille le plus notre désir : Double murder d’Hofesh Shechter, dont la première mondiale, prévue début mai au Brighton Festival, a été annulée. Il s’agit d’un diptyque dont nous connaissons déjà la première pièce, Clowns. Créée en 2015 pour le Nederlands Dans Theater, cette œuvre a provoqué chez moi un choc artistique, émotionnel, d’une rare intensité. Un film diffusé par la BBC (à voir ici) en donne un bon aperçu (trente minutes fulgurantes !). La seconde pièce du spectacle, prévue pour sept danseurs, promet une tout autre énergie : les meurtres chorégraphies et théâtralisés de façon à la fois grinçante et dionysiaque, dans Clowns, doivent laisser place à de la tendresse et de la fragilité. Il s’agit de « rééquilibrer les forces face aux agressions et à la violence qui nous oppressent quotidiennement », lit-on sur le site de la Scène nationale d’Albi, qui devait accueillir le spectacle fin mai.
Comme on aimerait que les forces se rééquilibrent, en effet ! Vivement que l’on puisse assister à cette pièce apaisante. En attendant, rêvons que nous déambulons frénétiquement dans les rues brûlantes d’Avignon assourdies par les cigales et les bruits du monde, prêts à vibrer devant ce double spectacle et tant d’autres prometteurs… ¶
Le couperet vient de tomber : le 13 avril à 22 h 30, la rédaction reçoit le communiqué du Festival indiquant que la 74e édition est annulée : « Nous avons partagé l’espoir aussi longtemps que cela était permis, mais la situation impose un autre scénario. Notre devoir est désormais de préserver et d’inventer l’avenir du Festival d’Avignon ».
Lorène de Bonnay
Festival d’Avignon, prévu du 3 au 23 juillet 2020
Photo © Christophe Raynaud de Lage