Un divertissement de circonstance réjouissant !
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Le Nouveau Théâtre Populaire (NTP), inspiré par l’héritage de Jean Vilar, présente un marathon théâtral dont le festival a le secret. Trois comédies de Molière se succèdent, ponctuées par des intermèdes radiophoniques qui jettent des ponts entre le Grand siècle et aujourd’hui. Durant ce temps suspendu, tous « reliés », nous explorons justement les rapports entre l’Homme et le Ciel.
« Le Ciel, la nuit, le texte, le peuple et la fête », c’est ainsi que Jean Vilar définit le festival en 1947 et Olivier Py reprend cette expression dans l’un de ses éditos. En quête d’un nouveau théâtre démocratique et décentralisé, un collectif de jeunes artistes installé dans le village de Fontaine-Guérin depuis 2009, a ouvert une Maison du Théâtre et propose un festival en août. Il présente ici son théâtre de tréteaux à ciel ouvert.
Il choisit de revisiter le Tartuffe, Dom Juan et Psyché. Ces pièces « classiques » (et baroques) mettent successivement en évidence le divorce entre croyants et faux dévots (un imposteur religieux bouleverse une famille), entre foi, superstition et rationalisme, voire athéisme (un noble séducteur matérialiste rejette la morale et la religion), entre joie terrestre et amour divin.
Le tréteau, commun aux trois scénographies, se transforme au fur et à mesure et le 4e mur s’effondre peu à peu. Au bout de la nuit, les hommes et les dieux païens réunis percent le ciel olympien de leur chant, rendant hommage à la fête, la vie et la volupté. Et le public, fidèle durant les 6 h 30 de cette parenthèse utopique, se régale. Le projet du NTP, simple, cohérent, accessible, est donc réussi : artistes et spectateurs forment une communauté d’esprits (théâtrale), une « religion » sous une voûte divine.
Alors certes, les trois mises en scène sont inégales. L’adaptation de Psyché nous a dérangés. Les choix du collectif nous éloignent parfois du théâtre de Molière. Sa troupe ne jouait pas sur des tréteaux mais à la cour, dans des hôtels particuliers, chez des courtisans, rappelle le chercheur spécialiste du XVIIe siècle George Forestier. Psyché, notamment, pièce à grand spectacle jouée sur une scène gigantesque, versifiée par Molière et Corneille, chantée (les paroles sont de M. Quinault), composée par Lully, fut commandée pour le mariage du roi : son esthétique semble éloignée du dogme du NTP (un plateau en bois « pauvre » pour stimuler l’imaginaire à la Jacques Copeau). Il n’empêche, les trois spectacles nous plaisent : les jeunes interprètes emportent le morceau, jouant plusieurs rôles et tissant des liens inconnus entre les œuvres. Et de nombreuses propositions scéniques sont justes, habiles et exaltantes.
Un délicieux Tartuffe
Le dispositif du Tartuffe bi-frontal permet d’inviter le public sur le plateau et de créer un effet miroir entre spectateurs. La scénographie dépouillée (deux portes à cour et jardin, un tréteau en bois et, au centre, une table surmontée d’une urne), le choix de costumes d’époque noirs (pour souligner le souffle d’austérité qui balaie la maison d’Orgon) et la présence du 4e mur mettent en valeur le jeu des acteurs. Tartuffe en infirme repoussant et souffreteux, courbé sur ses roulettes, est particulièrement savoureux. Le masque du malade pieux cache un sensuel désireux de danser, chanter et jouir. Valère et Mariane forment un couple de pantins désopilants. Les deux grandes scènes entre Elmire et Orgon (la déclaration d’amour et la scène de révélation où Orgon, caché sous la table, sous l’urne de sa première épouse et les jupons de la seconde, est détrompé) se révèlent jubilatoires et créatives. Madame Pernelle, jouée par l’acteur qui interprète Dom Juan et une naïade maléfique dans la troisième pièce, est irrésistible, tout comme la servante Dorine, M. Loyal ou l’exempt. Seul le jeu d’Orgon nous a paru un feu fade : ce maniaque obsédé par la dévotion devient un enfant facétieux et lunatique, un pantin ridicule amoureux de son « frère » Tartuffe : on aurait voulu ressentir son délire de possession, l’égarement de son esprit – pas seulement sur le mode farcesque.
Des claquements de porte amplifiés (communs aux trois pièces) symbolisent l’intrusion du faux dévot qui « s’impatronise céans » : ces sons puissants signalent le bouleversement produit par ce représentant de dieu hypocrite, cette tornade. Ils indiquent aussi les changements d’acte. Ils font écho aux traditionnels trois coups (frappés sur le plancher de la scène avant la représentation, suggérant également la Trinité ou annonçant l’arrivée de la famille royale à l’époque de Molière).
Un Dom Juan plus comique que machiavélique
Alors qu’un intermède évoquant le séparatisme religieux débutait la trilogie (le cardinal Mazarin était interviewé), Dom Juan commence après un entretien avec l’Homme au masque (de fer ou chirurgical), dans le studio d’enregistrement : Sganarelle prononce alors au micro sa tirade sur le tabac et brosse le portrait de son « scélérat » de maître à Gusman. Pendant ce temps, les acteurs présents sur le plateau avec un micro sortent. Dom Juan en caleçon, à jardin, s’habille. D’emblée, cette deuxième mise en scène brise le 4e mur et intègre des éléments plus contemporains : les costumes, la musique, des effets de lumière et des sons. Ainsi, les liens entre le propos de cette comédie baroque et notre époque se trouvent-ils soulignés.
Dom Juan est en crise avec Dieu et la morale. Le vide métaphysique qui semble le submerger dans cette version scénique imprègne notre société depuis le XXe siècle. Le héros, très moderne, est narcissique et joueur. Alors, il se divertit (au sens pascalien). Il se bat avec le frère d’Elvire, vêtu en militaire, attaqué par des hommes cagoulés très actuels. Il joue la comédie de l’amour, du repenti (avec les paysannes, Sganarelle en costume, ou son père) : cette théâtralité exhibée nous séduit. Mais lorsqu’il change de registre et fait preuve d’honnêteté (avec Elvire ou en adressant sa tirade de l’inconstance aux spectateurs en dévalant tout le plateau pour évoquer son désir éperdu de conquêtes), son jeu est aussi très juste.
Plus Dom Juan s’enfonce dans son libertinage, en dépit des rappels divers de ses proches qui le menacent du courroux du Ciel, plus il évolue sur un espace rétréci (les tréteaux sont retirés de la scène). Quand tous ceux qui l’ont averti, telles des ombres, reviennent en chœur sur les gradins (surmontés d’une porte unique et éclairée, débouchant sur le paradis ou l’enfer) et que les jeux de lumière s’intensifient au fur et à mesure que tombe la nuit, une présence métaphysique semble s’incarner. Avant même l’arrivée du spectre ou de la statue du Commandeur (dont la représentation est simple, efficace, mais non terrible comme on pouvait l’attendre) !
Si le rapport ambigu de Dom Juan à Dieu et l’ambivalence de ce libertin nous semblent trop éludés, le parti-pris choisi (la joie, la bouffonnerie, un surnaturel peu inquiétant) se tient néanmoins. La troupe est percutante. Revoir le comédien qui jouait Tartuffe en mendiant installé sur un fauteuil à roulettes et refusant de blasphémer a du sens. Retrouver Orgon le barbon en Commandeur aussi. Enfin, là encore, des scènes regorgent de trouvailles : celles avec Pierrot et les paysannes, entre Dom Juan et Sganarelle (qui parle non à son maître, mais à un « autre », le sexe du marquis !). Ou lorsque Sganarelle réclame « ses gages » devant la porte close qui a englouti le libertin : la matérialisme et l’Enfer triomphent.
Une Psyché burlesque
Psyché nous laisse un sentiment plus contrasté. Cette « tragi-comédie et ballet en cinq actes et en vers » oscille entre le rire franc et le ridicule patenté. Le tréteau existe encore, en hauteur, mais six gradins sont ajoutés, ainsi qu’un orchestre de musiciens et des effets de lumière élaborés. Les costumes sont recherchés. On reconnaît mal le dépouillement prôné par le NTP (qui n’exclut pas « l’envie de faire du beau », rappelle-t-il).
La lecture de la pièce propose pourtant une continuité avec ce qui précède : le dieu chrétien a disparu et les flammes de l’enfer ont brûlé Dom Juan, mais un chœur de divinités païennes (qui semble tout droit sortie d’une boîte de nuit) chante l’arrivée de Vénus. Une « extase sauvage » est annoncée. Rousse et vêtue de rouge, telle une sorcière infernale accompagnée de « Grâces » (des hommes-bêtes arnachés et masqués), elle explique son terrible dessein : jalouse de l’humaine Psyché qui est trop belle, elle demande à son fils Amour de la débarrasser de sa rivale, en la faisant tomber amoureuse d’un « affreux mortel » qui ne l’aimera guère en retour ! Cupidon s’exécute mais s’éprend de la jeune fille très courtisée (et jalousée par ses sœurs). Il l’emmène dans son palais enchanté mais Vénus contrarie ses plans et contraint Psyché à descendre aux Enfers. On se croirait dans Blanche-Neige, Cendrillon, ou encore une parodie d’Eurydice. On ne reconnaît guère le trajet d’une âme subissant les illusions de l’amour jusqu’à la reconnaissance de l’amour divin.
La comédie musicale teintée de burlesque (en écho à la comédie-ballet) nous irrite autant qu’elle nous charme. On y entend des airs d’Abba ou d’Elvis déconcertants mais festifs. En effet, comment reconnaître, dans ce spectacle musical, la galanterie offerte par Molière au roi (truffée de machines, représentant des sylvains, des naïades, des dryades, des faunes, la terre et l’Olympe) ? Pourtant, les jeux avec le travestissement, les genres et les codes, qui rappellent certains spectacles d’Olivier Py, ne manquent pas d’agrément. Enfin, lorsque Jupiter (le musicien) et le coryphée clownesque parviennent à accorder les humains et les dieux, on se laisse même gagner par l’allégresse. La troupe exalte en musique la vie et l’extase (plus que la paix, le vin, la guerre et le bonheur des amants qui achèvent la pièce de Molière). Mais la nuit est descendue, les étoiles scintillent ; le public est ravi. Et pourquoi non ? Pourquoi bouder son plaisir, malgré de petites frustrations ?
Finalement, la ferveur passionnée de ces jeunes artistes talentueux est communicative. Son dogme réjouit : un gouvernement (artistique) collectif ; des pièces choisies par la troupe où les acteurs jouent plusieurs rôles et deviennent, tous, metteurs en scène ; chaque pièce est répétée treize jours ; les décors, costumes et accessoires sont recyclés ; la troupe joue quelle que soit la météo. À l’ère du virtuel et de la Covid, ce retour à la présence, au collectif, au jeu de l’acteur sans artifices, cette célébration de la jouissance de la vie et des 400 ans de théâtre procurés par Molière, revigorent, assurément ! ¶
Lorène de Bonnay
Le Ciel, la nuit et la fête (le Tartuffe, Dom Juan, Psyché de Molière ; Grand siècle, émission radio), du Nouveau Théâtre Populaire
Pièces publiées aux éditions Flammarion
Mise en scène : Léo Cohen-Paperman, Emilien Diard-Detœuf, Julien Romelard, Frédéric Jessua
Avec : Pauline Bolcatto, Valentin Boraud, Julien Campani, Philippe Canales, Baptiste Chabauty, Léo Cohen-Paperman, Emilien Diard-Detœuf, Clovis Fouin, Elsa Grzeszczak, Lazare Herson-Macarel, Frédéric Jessua, Morgane Nairaud, Antoine Philippot, Loïc Riewer, Julien Romelard, Claire Sermonne, Sacha Todorov
Durée : 6 h 30
Cour minérale • entrée 74 rue Pasteur • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Du 6 au 14 juillet 2021 à 15 heures
De 10 € à 30 €
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ La Cabale des dévots. Le roman de Monsieur de Molière, mise en scène de Frank Castorf, festival d’Avignon, par Lorène de Bonnay
☛ Tartuffe, mise en scène de Mario Gonzalez, à Avignon, par Vincent Cambier
☛ Dom Juan, mise en scène de Jean-François Sivadier, par Jean-François Picaut