Le Reste, vous ne le connaissez que trop
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Pas facile de faire résonner « Les Phéniciennes » d’Euripide avec notre temps. Si la distribution du « Reste vous le connaissez par le cinéma » est très convaincante, il n’en est pas de même des partis pris d’écriture de Martin Crimp ni de la mise en scène de Daniel Jeanneteau. Décevant.
On raconte qu’à la fin de sa vie, en jouant en particulier sur les innovations musicales, Euripide aurait redonné ses couleurs au chœur tragique dont la décadence accompagnait celle de la démocratie. Dans Le Reste vous le connaissez par le cinéma, Martin Crimp semble vouloir reprendre cette démarche. En effet, non seulement il fait prononcer aux Phéniciennes (qui composent le chœur) le prologue et l’épilogue, mais il leur accorde le pouvoir de dicter aux protagonistes leurs dires et leurs actions. Innocentes exilées chez Euripide, elles deviennent donc ici des forces agissantes. Elles font par exemple battre en retraite Polynice, mettent le couteau dans la main du fils de Créon, maintiennent chacun dans les rets étouffants de la tragédie. Enfin, ambiguës, hypersexuées, elles sont assimilées à une sphinge aux multiples visages
Ces choix ont leur pertinence et même leur charme. Le prologue de la pièce, ludique et farfelu, permet de rappeler, sans y toucher, les données du mythe des Labdacides. Comme Daniel Jeanneteau a choisi, de plus, de faire en partie appel à de jeunes amateures Gennevilloises, cet aspect facétieux et frais est souligné. Ajoutons que, d’une certaine manière, cette distribution fait écho à l’Antiquité grecque puisque le chœur était alors composé de non-professionnels chargés de faire le lien entre mythe et réalité.
Chœur exilé
Malheureusement le dispositif s’effiloche au cours de la pièce : le chœur s’efface dans le texte comme sur scène. D’ailleurs, il est relégué en bord plateau. Le contraste est encore accentué (volontairement ou pas) par le décalage entre les professionnels et les amateurs, car la présence des protagonistes est écrasante. Par leur voix, la maîtrise de leur corps, ils semblent même appartenir à un autre monde, comme ces acteurs antiques masqués et dissimulés par leurs costumes et cothurnes. L’apparition de Dominique Reymond, magistrale Jocaste de bout en bout, donne sur ce point la note. La voix, la gestuelle étrange, lente et décalée de l’actrice en fait un monstre de scène. Mais on peut saluer tout aussi bien l’engagement dans le jeu et la qualité d’interprétation de Yann Boudaud, Quentin Bouissou ou Jonathan Genet, par exemple.
Achoppant donc dans sa tentative de remettre le chœur au centre du spectacle, Daniel Jeanneteau est par ailleurs empêtré dans une récriture elle-même trop fidèle à son modèle. La modernisation passe par le vocabulaire, ou la référence discrète à l’actualité, mais elle n’ébranle pas la structure de la tragédie. On n’échappe pas ainsi pas aux récits de messagers, aux catalogues des armées depuis les murailles de Thèbes. On n’échappe pas non plus aux légendaires travers d’Euripide car la pièce paraît parfois un peu bavarde, et l’on pourrait dire, à l’instar d’un personnage, que le temps ne s’écoule pas et que l’on connaît déjà fort bien ce qu’on nous apprend. Reste tout de même le luxe de voir des acteurs hors du commun. Reste à saisir au vol certains moments de grâce. ¶
Laura Plas
Le Reste vous le connaissez par le cinéma, de Martin Crimp d’après Euripide
Le texte est édité chez l’Arche Éditeur
Traduction : Philippe Djian
Mise en scène : Daniel Jeanneteau
Avec : Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Axel Bogousslavsky, Yann Boudaud, Quentin Bouissou, Clément Decout et Victor Katzarov en alternance, Jonathan Genet, Elsa Guedj, Dominique Reymond, Philippe Smith
Durée : 2 h 30
À partir de 15 ans
Gymnase du lycée Aubanel • 14, rue Palapharnerie • 84000 Avignon
Dans le cadre du festival d’Avignon
Du mardi 16 juillet au lundi 23 juillet 2019, du vendredi au jeudi à 18 heures, relâche le jeudi 18 juillet
De 14 € à 30 €
Réservations : 04 90 14 14 14
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