La brûlure d’aveux impossibles
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Présenté dans le cadre du festival Impatience, « Lotissement » est une chronique familiale peu banale. Une dérangeante confrontation entre réalisme et nouvelles technologies où le voyeurisme est roi.
Lui, Elle et l’Autre cohabitent par la force des choses. Lui, c’est un C.R.S. à la retraite. Elle, sa jeune compagne qui débarque un matin pour s’installer chez lui. L’Autre, le fils énigmatique de l’homme. Dans l’espace blanc du lotissement, l’univers clos de la maison ou le lieu intime de la chambre, ces trois-là se côtoient en s’observant. Mais l’Autre surveille le couple de manière obsessionnelle, filme. Ce qu’il voit se dévoile sur l’écran, en fond de scène : est-on dans la réalité ou dans une reconstruction de celle-ci ?
Car il ne faut pas se fier aux liens apparents qui unissent les personnages. Le texte laisse d’ailleurs la place à différentes interprétations. Même les mots naissent de silhouettes hiératiques. En fait, Lotissement est une chambre noire. Une boîte où s’élaborent les images mentales, les créations souvent fantasmées d’un jeune garçon solitaire. Une boîte noire où le virtuel et le réel se mettent en friction.
Jeux pervers
Tommy Milliot a choisi de restituer l’étrangeté du texte de Frédéric Vossier par la simplicité et le symbole : lignes blanches tracées au sol, abstraction totale, lumière crue des néons… Des microcaméras captent ces scènes d’intimité qui sont alors projetées à l’écran, mêlées à des citations cinématographiques. Ce dispositif fragmente à la fois le temps, l’action et les points de vue, dynamite littéralement le sens. Il est diablement efficace, car il redouble le voyeurisme du spectateur avec celui du jeune homme. De plus, l’univers très graphique de l’ensemble, l’esthétique épurée conviennent bien à ce texte à la découpe nette et incisive. Les comédiens suivent la partition à la lettre.
Au scalpel, les frictions naissent dans les gestes et les non-dits, dans un regard ou un soupir. Dans les interstices et par écrans interposés. Tout peut basculer d’un moment à l’autre et virer au drame. Des ombres menacent, les secrets pèsent de tout leur poids, mais les questions restent sans réponse.
Sans doute vaut-il mieux se tenir à distance ? En tout cas, pour révéler la vérité, l’Autre préfère se faire son cinéma. Le voyeur crée ainsi une trame, une vérité tirée pour l’essentiel de ses fantasmes érotiques, mais les mots explorent la brûlure d’aveux impossibles : l’amour d’une amante pour un homme et d’un fils pour son père. Et si les images pouvaient triompher de l’abus de pouvoir ?
Passionnant festival Impatience
Initié par Hubert Colas, pour une première mise en espace dans le cadre du festival Actoral.14, et créé à l’issue d’une résidence au Centquatre, ce spectacle plein de mystères ne laisse pas indifférent. Saura-t-il convaincre les jurés du festival Impatience ? Comme À tire-d’aile, Camera obscura, L’An 01, Le Grand Cerf bleu, Maried !, Lyceus, ou encore Interpréludes, Man Haast fait partie des jeunes compagnies ou collectifs sélectionnés parmi quelque deux‑cents candidats pour participer à cette manifestation visant à faire connaître la scène émergente auprès du grand public et des professionnels.
Le 11 juin, trois prix seront remis : celui du Public, des Lycéens et le prix Impatience, où l’on retrouve, dans la liste des éditions passées, des noms devenus incontournables : Fabrice Murgia, Thomas Jolly, le Raoul Collectif, Julie Deliquet, ou en 2015, Chloé Dabert, couronnée pour Orphelins, une pièce remarquable de Dennis Kelly dans une mise en scène particulièrement réussie.
Pas d’argent, de bourse à la clé, mais l’assurance, pour le lauréat, d’être programmé dès la saison suivante au Festival d’Avignon (c’est Olivier Py, actuel directeur, qui a créé ce festival quand il était à la tête de l’Odéon) et au Centquatre ou au Théâtre national de la Colline, ainsi que dans certains des établissements associés (l’Apostrophe, scène nationale de Cergy‑Pontoise et du Val‑d’Oise ; l’espace 1789 de Saint‑Ouen ; le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, scène nationale ; la Loge, à Paris ; le Studio‑Théâtre de Vitry‑sur‑Seine ; le Théâtre Louis‑Aragon, à Tremblay‑en‑France ; le Théâtre Populaire romand, à La Chaux‑de‑Fonds en Suisse ; le Canal, théâtre du Pays‑de‑Redon). Un réseau de structures culturelles partenaires qui assure au spectacle primé une belle diffusion. ¶
Léna Martinelli
Liens vers les spectacles précédents primés
https://lestroiscoups.fr/le-chagrin-des-ogres-de-fabrice-murgia-centre-wallonie-bruxelles-a-paris/
https://lestroiscoups.fr/le-signal-du-promeneur-du-raoul-collectif-theatre-de-la-bastille-a-paris/
Lien vers l’annonce de parution de la pièce
https://lestroiscoups.fr/lotissement-de-frederic-vossier-a-paru-aux-editions-quartett/
Lotissement, de Frédéric Vossier
La pièce est publiée aux éditions Quartett, 2011
Cie Man Hasst
Site : http://manhaast.tumblr.com
Mise en scène, scénographie, lumière : Tommy Milliot
Avec : Eye Haidara, Miglen Mirtchev, Isaïe Sultan
Dramaturgie et voix : Sarah Cillaire
Images vidéo : Vlad Chirita
Régie générale : James Groguelin
Régie son et vidéo : Gaëlle Hispard
Régie lumière : Baptiste Mongis
Photo : © Alain Fonteray
Le Centquatre • 5, rue Curial • 75019 Paris
Métro : Riquet (ligne 7) ou Stalingrad (ligne 2, 5 et 7)
Réservations : 01 53 35 50 00
Du 2 au 4 juin 2016, à 19 h 30, le 4, supplémentaire à 16 heures
Durée : 1 h 10
Tarif spectacle : 12 € | 6 € • pass Impatience 30 € | 25 €
Teaser : https://vimeo.com/160600917
Dans le cadre du festival Impatience
8e édition du 2 au 11 juin 2016
http://www.festivalimpatience.fr/