« Ma chair s’appelle Lulu »
Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups
Thomas Martalou, à la tête du collectif A.D.M., s’est lancé un défi audacieux : monter « Lulu », la pièce maîtresse de l’Allemand Wedekind, œuvre mythique du répertoire, en seulement cinq semaines. Un pari partiellement tenu.
Assez peu nombreux sont les metteurs en scène assez téméraires pour s’attaquer à ce monument du théâtre connu en France sous le nom de Lulu. Lulu, ou encore Loulou, titre français du célébrissime film de Pabst avec Louise Brooks (1929), qui a popularisé cette histoire. La pièce, écrite entre 1892 et 1894, s’intitulait à l’origine la Boîte de Pandore, tragédie monstre – une première version jamais jouée ni même publiée du vivant de l’auteur. Wedekind la remaniera par la suite (1913) pour la rendre un peu moins scandaleuse, plus acceptable pour un public bourgeois. C’est la première version « maudite », exhumée en 1988, qui est généralement choisie par les metteurs en scène actuels. Stéphane Braunschweig en avait ainsi proposé à la Colline il y a trois ans une adaptation assez retentissante.
Le projet de Thomas Matalou se situe à l’opposé de la démesure et des outrances baroques d’un Braunschweig. Le metteur en scène a travaillé avec les moyens du bord, et dans l’esprit d’un collectif proposant des spectacles proches du théâtre de tréteaux. Plutôt que le spectaculaire, Matalou a privilégié la proximité. Son parti pris est d’installer le spectateur, par un travail abouti sur l’espace théâtral, dans une intimité troublante avec les personnages. Pour cela, il a complètement remodelé l’espace du théâtre de l’Étoile du Nord, proposant au spectateur un véritable parcours à l’intérieur de cet espace. Le public, allant jusqu’à partager le plateau avec les comédiens, assiste à une pièce en train d’être créée, dans l’urgence, avec les imperfections inhérentes à ce type de démarche.
Femme fatale malgré elle
L’atelier du peintre Schwartz (devenu ici photographe) est le lieu où se noue le début du drame. Le spectateur y découvre l’héroïne au centre d’une kyrielle de personnages masculins. Son amant Schöning, d’abord, qui l’a recueillie à douze ans avant d’abuser d’elle et de la marier au Dr Goll. À la mort de celui‑ci, Lulu épouse Schwartz, qui se suicidera en apprenant la vérité sur sa femme. Innocente et dépravée, incarnation du vice pour la société qui la condamne (d’où le titre original la Boîte de Pandore), Lulu est en effet une femme fatale malgré elle, fascinante pour tous ceux, homme ou femme, qui croisent son chemin. Son destin est d’être éternellement veuve, puisque Schöning, qui finit par l’épouser, se tue en voulant l’assassiner. Lui restent le fils de Schöning, Alwa, artiste de music-hall, et un père putatif qui la suit comme son ombre. Avec eux, elle finira sa courte existence dans les bas-fonds de Londres, après un détour par Paris.
Pour incarner cette créature insaisissable, qui change de prénom comme de mari, Thomas Martalou a fait appel à Aurélia Arto, une comédienne qui a déjà fait ses preuves [Peau d’âne, les Bonnes, Je ne suis personne, À court de forme]. La Lulu qu’elle incarne (le prénom, une fois n’est pas coutume, est prononcé à la française) est une femme-enfant troublante et lascive, victime consentante des désirs masculins plus ou moins pervers dont elle est l’objet. Des désirs qui semblent glisser sur elle et la laisser intacte, sûre de son pouvoir et de sa sensualité. Si la comédienne est comme son personnage « belle de tous les côtés », Matalou n’en rajoute d’ailleurs pas dans la provocation tapageuse ou l’impudeur, se contentant de souligner par des costumes moulants une féminité idéale que les hommes n’en reviennent pas de côtoyer, d’approcher, de toucher.
Inachèvement revendiqué
Car Lulu est une pièce sur le mystère du désir. Le metteur en scène insiste moins sur le côté dostoievskien du personnage – l’innocente déshonorée par son protecteur et finalement sacrifiée – que sur ce qui en fait la modernité, à savoir sa puissance de fascination. D’abord modèle, puis plus ou moins actrice, plus ou moins danseuse, Lulu est avant tout une icône, une image qui fascine les regards qui se posent sur elle, l’ancêtre de toutes les gloires bien réelles comme de toutes les starlettes de pacotille du xxe siècle. Une dimension bien rendue ici par l’obsession photographique de Schwartz, et mieux encore par l’exhibition sur scène dans le spectacle d’Alwa (« Que Dieu fasse perdre par ma danse la dernière étincelle de raison de quelqu’un »). On ne dévoilera pas l’effet de mise en abyme imaginé à ce moment par Matalou, assez vertigineux.
Le spectacle séduira ceux qui aiment voir des artistes travailler sur un fil, dans un inachèvement revendiqué. Peut-être peut-on reprocher au metteur en scène de se reposer un peu trop sur son dispositif, au détriment du drame qui se joue et de la puissance subversive du texte. Cette vision très inquiétante de la féminité et des rapports de domination, cette intensité dramatique qui confine à la folie, on les perçoit néanmoins dans les scènes où s’affrontent Lulu et son tuteur, le pervers Schöning, brillamment interprété d’un bout à l’autre par Pierre Banderet. Mais il faut attendre la dernière partie du spectacle, et l’ouverture à la totalité de l’espace théâtral, pour être pleinement convaincu, comme si ce texte « monstre », trop longtemps contenu dans l’espace étroit de l’arrière-scène, avait besoin de se déployer pour se faire entendre dans toute sa profondeur. ¶
Fabrice Chêne
Lulu, la boîte de Pandore, une tragédie monstre, drame pour la lecture, de Frank Wedekind
Texte disponible aux éditions Théâtrales
Mise en scène et adaptation : Thomas Matalou-Collectif A.D.M.
Avec : Aurélia Arto, Pierre Banderet, Marie Favre, Sylvie Magand, Jacques Mazeran, Franck Micque, Migien Mirtchev, Paul Tilmont
Assistante à la mise en scène : Marie Favre
Scénographie : John Caroll, Florent Gallier, Gaël Richard, Myrtille Debièvre, Laurent Akoun, Charles Picard, Thomas Matalou
Regard chorégraphique : Gilles Nicolas
Aide aux costumes : Julienne Paul, Martine Philippe
Lumières : John Caroll
Photo : D.R.
L’Étoile du Nord • 16, rue Georgette‑Agutte • 75018 Paris
Métro : Guy‑Môquet, Jules‑Joffrin
Réservations : 01 42 26 47 47
Du 29 octobre au 16 novembre 2013, les mardi, mercredi et vendredi à 20 h 30, le jeudi à 19 h 30, le samedi à 17 heures
Durée : 2 h 30
15 € | 10 € | 8 € | 5 €