Anaïs Mazan est bouleversante
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Anaïs Mazan fait merveille sous la direction de Charly Marty et sous la plume d’Arthur Schnitzler, qui semble avoir écrit pour elle le rôle de « Mademoiselle Else ».
Le roman de Schnitzler retrace le monologue intérieur d’une toute jeune fille de la bourgeoisie viennoise, Mlle Else, en villégiature dans un hôtel chic des Alpes italiennes en compagnie de sa tante et de son cousin Paul. Dans l’éclat de ses dix-neuf ans, elle passe beaucoup de temps à rêver, et c’est dans cet espace intime que l’auteur, contemporain de Freud, nous emmène. De quoi rêve-t-on à cet âge ? D’amour, bien évidemment. Mais comment y pense-t-on lorsqu’on est à peine sortie de l’enfance ? C’est là toute la modernité d’un Schnitzler auquel les questions d’éveil de la sexualité sont déjà familières.
Notre Else ne se limite donc pas à imaginer un mariage en blanc avec son cousin Paul. Cela ne l’effleure même pas ! En revanche, elle évoque son émoi devant ce Paul, la conscience aiguë de l’effet que produit son corps quand elle traverse le hall et du plaisir qu’elle en ressent. Elle parle aussi de l’admiration et de l’affection qu’elle a pour ses seins…
Ainsi, ce monologue est un voyage en liberté totale, sans souci de décence ni de logique, dans l’imaginaire d’une jeune fille charmante qui se sait belle et qui a bien l’intention d’en tirer de nombreuses satisfactions. Ses divagations sont légères comme les plumes blanches réparties sur le plateau.
Monnaie d’échange
Un télégramme de sa mère l’appelant à l’aide va troubler cette nature innocente et sensuelle à la fois, ces joies enfantines, ces gourmandises de femme… Ce télégramme l’informe de graves déboires financiers de son père et la supplie d’intervenir auprès d’un vieil ami de la famille pour lui réclamer 30 000 schillings. Si la mère est discrète sur les moyens d’y parvenir, c’est d’abord parce qu’elle s’en moque. Il est en tout cas clair pour l’adolescente qu’elle servira de monnaie d’échange !
Dès lors, la rêverie prend une tournure différente, plus pressante, plus cruelle : doit-elle céder ? comment tirer avantage de cette honte ? en demandant plus ? en faisant en sorte que d’autres hommes que l’ami de la famille puissent admirer son jeune corps ? Parce qu’elle est piégée, elle imagine mille issues, mille scénarios lui permettant de ne pas se perdre complètement dans cette aventure.
L’interprétation d’Anaïs Mazan est bouleversante. Elle donne d’abord à son personnage une vivacité comme en ont les êtres très jeunes : elle sautille, fait des grimaces, rit, change trois fois de robe, écoute un disque, puis un autre. Elle lui apporte aussi une fraîcheur délicieuse : à travers elle, on perçoit bien qu’Else est encore une enfant et déjà une adulte. Et si jamais elle ne gémit ni ne se rebelle, elle n’écarte pas non plus l’hypothèse d’un suicide, mais le prévoit spectaculaire : à cet âge, comment appréhender différemment sa propre mort ?
La comédienne confère beaucoup de consistance à cette femme-enfant confrontée à un dilemme effrayant et brutal. Et surtout, elle en fait un personnage touchant parce qu’on ne sait jamais ce qui va l’emporter, de sa force ou de sa fragilité. C’est bien la complexité et la sensibilité de son jeu qui font de ce spectacle une vraie réussite qui doit aussi sans doute beaucoup à la mise en scène subtile de Charly Marty, aux images qu’il construit autour d’elle, au respect qu’il manifeste pour cette histoire, que l’on constate à la délicatesse avec laquelle il la traite. ¶
Trina Mounier
Mademoiselle Else, d’après Arthur Schnitzler
Cie Les Indiens et Cie Mala Noche
Mise en scène : Charly Marty
Jeu et adaptation : Anaïs Mazan
Costumes : Sigolène Petey
Création lumière : Sabrina Bayet
Photo de Mademoiselle Else : © Patrice Forsans
Théâtre des Clochards-Célestes • 51, rue des Tables-Claudiennes • 69001 Lyon
04 78 28 34 43
Du 24 mars au 2 avril à 20 heures, sauf le jeudi à 19 heures et le samedi à 17 heures, relâche les dimanche et lundi
Durée : 1 h 10
Tarifs : 15 € | 11 € | 8 €