Shelley contre Spallanzani :
à couteaux tirés
Par Chloé Chochard-Le Goff
Les Trois Coups
Le mythe de Frankenstein est tellement connu de par le monde que l’on en oublie son origine et surtout son auteur : une jeune femme de 19 ans ! Intrigué par ce talent précoce mais terrifiant, il n’en fallait pas moins à l’auteur belge Thierry Debroux pour imaginer les germes d’un tel récit.
Par une soirée de juin 1826, alors que l’orage menace d’éclater, Mary Shelley a rendez-vous avec un être étrange du nom de Lazzaro Spallanzani. Dix ans après l’écriture du roman Frankenstein ou le Prométhée moderne, ce dernier veut comprendre les raisons qui ont poussé l’auteur à accoucher d’une pareille histoire. Par tous les moyens – force, séduction et même hypnose –, il va tenter de percer le ou les secrets que recèle cette imagination effrayante. Mary Shelley, que le poids des malheurs étouffe, finira par se livrer sans détour.
C’est un duel auquel on assiste. Lazzaro cherche Mary, qui résiste. Mary cherche Lazzaro, qui se défile. Les faits cruels qui ont pesé sur leur vie sont autant de mystères sur lesquels aucun ne désire revenir. À coups d’ironie, de brutalité et de désespoir, les personnages se défendent tant bien que mal, revivant les moments qui les ont fait souffrir et découvrant peu à peu l’âme de leur adversaire. L’une est la créatrice, l’autre le monstre. Mais cette hiérarchie peut basculer d’une seconde à l’autre. S’appuyant sur sa joute verbale, cette pièce revient sur l’imagination créatrice et les conséquences que cela engendre. Pourquoi avoir rédigé un tel ouvrage ? Telle est la question qui revient sans cesse. Et si le monstre n’était pas celui que l’on croit ?
Le lieu choisi pour jouer ce spectacle apporte une touche lugubre à la pièce. Sous les combles, on entendrait presque la pluie s’écraser sur le toit et les éclairs illuminer la salle. L’éclairage lui-même est faible, comme dans un manoir éclairé à la seule bougie. L’ambiance annonce le mauvais moment que Mary Shelley passera aux mains de ce mystérieux personnage. Pour unique décor, une chaise destinée à accueillir quelque récalcitrant, spécialement l’écrivain qui refuse au départ de se livrer. Elle y sera attachée pour une séance de torture morale.
Comme un bateau de papier
Les acteurs, Frédéric Landenberg et Aline Gampert, interprètent à merveille ces deux personnages. Chez la femme, on assiste à une descente aux enfers à mesure qu’elle dévoile son passé. Menue mais fière et hautaine, elle finit par perdre pied. Lui, avec sa démarche claudicante, a sombré dans la folie depuis longtemps. Il est comme un bateau de papier, vulnérable et incapable de voguer sans prendre l’eau. Sur fond de monstruosité, le jeu que nous proposent ces comédiens est empli d’humanité. Physique et personnalité les opposent, mais face aux déboires que leur a imposés la vie, ils se sont tous deux fabriqué une carapace repoussante qui abrite leurs âmes perdues.
Mademoiselle Frankenstein s’inscrit dans une réflexion sur des valeurs humanistes. Piégée par Lazzaro, monstre dès son enfance, reflet de celui qu’elle a inventé, Mary Shelley ne peut échapper à la spirale de la confession. À la merci de cet homme, elle s’interroge sur les dangers que peuvent représenter des innovations inconscientes et la souffrance que cela peut entraîner.
Ce huis clos inquisiteur tient le spectateur d’un bout à l’autre de la pièce. Les yeux rivés sur Mary Shelley et Lazzaro Spallanzani, on espère des révélations terrifiantes, signant inéluctablement leur chute. Ne serions-nous pas, nous aussi, des monstres ? ¶
Chloé Chochard-Le Goff
Mademoiselle Frankenstein, de Thierry Debroux
Lansman éditeur, 2008
Mise en scène : Georges Guerreiro
Avec : Frédéric Landenberg et Aline Gampert
Lumière : David Van Tongerloo
Décors : Christian Charbonnet
Photo : © Loris von Sienbenthal
Le Lucernaire • 53, rue Notre-Dame-des-Champs • 75006 Paris
Site du théâtre : http://www.lucernaire.fr/beta1/index.php
Réservations : 01 45 44 57 34
Du 2 mars au 23 avril 2011 à 19 heures, relâche les dimanche et lundi
Durée : 1 h 10
25 € | 20 € | 15 €