Un désir d’Europe inassouvi
Par Juliette Nadal
Les Trois Coups
Le duo formé par Laurent Gaudé, pour l’écriture, et Roland Auzet, pour la mise en scène et la composition musicale, porte sur le plateau un long poème explorant l’histoire de l’Europe. Récit engagé, cri de rage, entrelacs de paroles et de chants, leur volonté est d’ouvrir les perspectives européennes. Pari tenu ?
L’intention est louable et l’attente est grande. Qu’est-ce que l’Europe ? Que voulons-nous en faire ? Comment infléchir le cours d’une histoire faite de champs de batailles fratricides, de compétition économique, entachée du pire de ce que l’homme peut faire à l’homme ?
Le poème de Laurent Gaudé éclaire l’histoire de l’Europe avec un souffle puissant. Les dates, les noms et les catastrophes, de Paris à Prague en passant par Athènes, Varsovie, ou encore l’Afrique colonisée, composent un portrait formidable et terrifiant de l’Europe. Nous parcourons les territoires et le temps, guidés par les onze comédiens qui parviennent, dans une énergie forçant l’admiration, à tenir la voix des colères tout au long de la représentation. Fort et massif, comme le mur qui structure le plateau.
L’ensemble du spectacle est placé sous le signe de la puissance. Celle du récit, de la scénographie, du nombre (onze comédiens et une cinquantaine de choristes) et de la musique. Batterie et guitare électrique crachent les décibels lors des solos rock à tendance punk ou metal de la comédienne franco-allemande Daniele Guaschino. Le plateau se transforme en scène de concert. Le spectateur, pris dans cette irrépressible énergie, est finalement embarqué dans un courant qui le noie. À force, le texte, redoublé par les illustrations sonores, devient trop didactique, trop assourdissant. Le spectateur sent qu’on s’adresse à lui de surplomb. On ne lui fait pas de place alors qu’il pensait être invité à partager ce banquet.
Babel manquée
La démarche se veut politique et citoyenne. Pour représenter l’Europe, des comédiens d’une dizaine de nationalités ont été choisis. Et un grand témoin. Chaque soir, une personnalité politique vient sur le plateau pour répondre en direct, dans le cercle formé par l’ensemble des comédiens et du chœur, à une série de questions sur l’Europe. Le plateau cherche à convoquer les racines démocratiques du théâtre. Mais cela ne suffit pas ni ne fonctionne.
On pourrait même dire qu’à ce moment précis, le spectateur s’effondre de voir encore une fois les mêmes voix s’exprimer, repère une contradiction entre l’intention et cette répétition du réel. On attendait un geste poétique, une vision. On voulait entendre la voix des peuples. Au-delà des grandes lignes de l’Histoire remarquablement tracées par le poème, où sont les récits intimes, les voix des petits ? Où sont, même, les langues de l’Europe ?
On entend majoritairement le français, l’anglais et l’allemand, comme dans la vie politique européenne. Quelques parties sont en portugais, en grec, en italien ou en polonais. Eh quoi ? Est-ce là tout ? Les Lettons, les Lituaniens, les Tchèques, les Hongrois, les Bulgares, les Roumains, les Slovènes, les Estoniens, les Croates, les Slovaques, les Hollandais, les Suédois, les Finlandais, les Danois, les Chypriotes ne sont pas conviés à ce banquet ? C’était pourtant une matière vivante et multiple. Un défi pour le compositeur, l’occasion de faire sonner une nouvelle Babel, de proposer une voie, une poésie, d’ouvrir un nouvel espace commun. Quelle déception ! Notre désir d’Europe est plus grand. ¶
Juliette Nadal
Nous, l’Europe. Banquet des peuples, de Laurent Gaudé
Le texte est édité chez Actes-Sud
Conception, musique et mise en scène : Roland Auzet
Scénographie : Roland Auzet, Bernard Revel, Juliette Seigneur, Jean-Marc Beau
Lumière : Bernard Revel
Chorégraphie : Joëlle Bouvier
Vidéo : Pierre Laniel
Collaboration artistique : Carmen Jolin
Musiques électroniques : Daniele Guaschino
Costumes : Mireille Dessingy
Assistant à la mise en scène : Victor Pavel
Avec : Robert Bouvier, Rodrigo Ferreira, Olwen Fouéré, Vincent Kreyder, Mounir Margoum, Rose Martine, Dagmara Mrowiec-Matuszak, Karoline Rose, Emmanuel Schwartz, Artemis Stavridi, Thibault Vinçon et un choeur
Durée : 2 h 40
Présentation vidéo ici
Cour du lycée Saint-Jospeh • 62, rue des Lices • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Du 6 au 14 juillet (relâche le lundi 8 juillet) à 22h
10 € à 30 €
Réservations : +33(0)4 90 14 14 14 et en ligne
Tournée 2019/2020 :
Le 18 juillet à Châteauvallon Scène Nationale
Les 7 et 8 octobre à la Maison de la Culture d’Amiens
Les 9 et 10 janvier à l’Archipel Scène nationale de Perpignan
Du 14 au 16 janvier à la MC2 de Grenoble
Les 23 et 24 janvier au Théâtre du Passage à Neuchâtel (Suisse)
Les 28 et 29 janvier à Odyssud, Blagnac
Le 3 février MA Scène nationale de Montbéliard
Le 6 février au Théâtre-Cinéma de Choisy-le-Roi
Du 11 au 14 février au CDN de Tours
Les 3 et 4 mars au Théâtre Scène nationale de Saint-Nazaire
Le 10 mars au Parvis Scène nationale de Tarbes
Le 13 mars à Sète Scène nationale archipel de Thau
Les 17 et 18 mars au Théâtre-Sénart à Lieusaint
Le 21 mars au Teatr Polski Bydgoszcz en Pologne
Du 25 mars au 2 avril au Théâtre Gérard Philippe, CDN de Saint-Denis
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Une réponse
Je partage ce point de vue et je serai même plus sévère. Il faut s’interroger sur la tendance qui vise à confondre, dans ce spectacle et ailleurs, la puissance des moyens déployés d’avec le chemin réflexif attendu d’une écriture créative à la mesure des enjeux. On s’attendait de la part d’un compositeur formé aux rudiments des écritures contemporaines à une prise de risques plus en adéquation avec le sujet, à plus d’invention à offrir, justement, à cette Europe nouvelle tant espérée.
Finalement, ce sont les effets et tics sonores qui dominent largement. Les éternels bourdons graves ronflent pour suggérer une tension (ils envahissent de toute part les plateaux), et quand ce n’est pas le grave ce sont les aiguës qui prennent le relais, ou le chœur qui tient la ligne… les boucles tournent sans fin pour soutenir le déroulement d’une scène, le mimétisme des sons synthétiques redonde le texte, ils illustrent comme avec le rythme et le son du train à vapeur.
Pour les tics d’écriture, ce sont les percussions qui viennent marquer chaque passage de date, c’est le contraste entre le chant lyrique, les chœurs, et la batterie barbare qui vient marteler l’espace emplit des vociférations vocales amplifiées par le couple micro/haut-parleur outils de propagande et d’injonction d’écoute par excellence. L’emploi tonitruant du couple micro/haut-parleur est justifié quand les clameurs des discours fascistes prennent le dessus. Mais l’installer tout au long du spectacle comme un principe d’articulation opposé aux voix chantées n’en fait pas une écriture musicale et sonore efficiente, surtout quand ce principe est rabâché jusqu’à l’épuisement… de nos oreilles.
Il est vrai, comme le suggère la critique de Juliette Nadal, que la diversité des langues prises simultanément comme sonorités et sens, aurait pu former une belle matière à agencer, à composer pour former finalement un hymne à l’Europe plus enthousiasmant que le tour de pirouette magique de « Hey Jude » des Beatles qui vient clôturer la soirée : Better, better, better …
C’était le point de vue d’une oreille attentive, le point de vue de l’écriture du son au plateau qui ici, fait tout simplement défaut.
Thierry Besche – J’écoute sans répit –