Thomas Bernhard dans son jus
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Avec « Place des Héros », pièce testamentaire de Thomas Bernhard, Krystian Lupa manifeste son incontestable maîtrise des différentes disciplines de l’art théâtral – mise en scène, scénographie, lumières et direction d’acteurs – et reçoit une longue et chaleureuse ovation debout à Avignon.
Krystian Lupa est un explorateur passionné de l’œuvre du grand écrivain autrichien, dont il présentait en 2015 dans le cadre du Festival Des arbres à abattre et dont il affirme qu’il a transformé sa vision de l’homme et du monde au point qu’il ne puisse plus s’en détacher. On retrouve dans ce dernier opus le regard cynique et désespéré de Bernhard sur ses contemporains, son ironie vacharde, sa lucidité sans concession. Mais de toutes, c’est sans doute la plus sombre, ne fût-ce que par son titre et par son sujet.
De l’art subtil du repassage des chemises…
Le titre tout d’abord, Heldenplatz, fait référence explicitement à cette place de la capitale autrichienne sur laquelle les Viennois en liesse accueillirent Hitler en 38. Or, d’après le personnage central de la pièce, au demeurant grand absent puisque ses obsèques en fournissent l’objet, le professeur d’université Joseph Schuster, « C’est maintenant bien pire qu’il y a cinquante ans… ». Ce Joseph Schuster, qui s’est suicidé en se jetant par la fenêtre sur cette grande place des Héros, est surtout le principal sujet de Heldenplatz : construite en trois actes, la pièce donnera tour à tour la parole, d’abord à sa gouvernante, puis à son frère, enfin à sa femme, qui en brosseront le portrait comme il est de coutume lors des enterrements, prétextes à faire revivre les disparus. Et peu à peu surgira l’image d’un homme paradoxal, rigide jusqu’à la manie et pourtant capable de dépasser les clivages sociaux. De même que nous découvrirons progressivement qu’il est juif, ce qui lui a valu des années d’exil et une légitime méfiance vis-à-vis d’un peuple qui a eu vite fait de le rejeter comme un intrus, indésirable parmi les siens.
Dans un décor uniformément gris fait de hauts murs dont les hautes fenêtres n’arrivent ni à faire entrer de vraie lumière ni à effacer l’impression d’oppression, où les seuls accessoires sont déjà dans des cartons, ces gens vont se succéder. L’écriture de Bernhard, on le sait, joue de la lenteur, de la répétition jusqu’à l’écœurement. Lupa en rajoute, et toute la première partie, malgré sa drôlerie si l’on veut bien se laisser gagner par le second degré, devient une épreuve pour le spectateur : la gouvernante, qui fut bien sûr amoureuse de son maître et vit encore dans sa fascination, explique à la petite bonne comment astiquer les chaussures. Puis elle se lance dans une leçon, apprise du grand homme, sur l’art de repasser les chemises. Occasion de projeter en 3D une image du professeur joignant le geste à la parole devant sa planche à repasser. Un peu plus d’une heure pour, au bout du compte, entendre en filigrane quelque chose d’humain sur cet individu… et rendre hommage à la grande comédienne Eglé Gabrénaité.
… À la charge contre la vulgarité du monde
Dans la seconde partie, le frère devient le porte-parole. Pas plus touché que cela par le drame familial, béret sur la tête, voûté, s’aidant de deux cannes pour marcher, il va faire la démonstration d’un esprit brillant devant ses deux nièces, l’une toujours en colère, l’autre réduite au silence par ce qui paraît une profonde dépression. Incarné sur le plateau par un Valentinas Masalskis éblouissant donnant à son personnage une multitude de facettes, passant de la rosserie véhémente (contre Vienne, contre l’Autriche, contre l’Europe avec des propos que chacun d’entre nous pourrait aujourd’hui reprendre à son compte…) à l’ironie mordante puis à une gravité douloureuse, semblant le double du grand écrivain tant les thèses qu’il déploie et son style en sont voisins… Le suicide, après tout, ne serait-il pas la seule réponse digne à cette absence d’horizon ?
Dans le dernier tableau, enfin, qui réunit autour du traditionnel repas de funérailles la famille proche et quelques amis, le fils et surtout l’épouse auront le mot de la fin. Le fils qui fait attendre tout le monde et qui dès son arrivée dénote par un costume clinquant, un peu vulgaire, ainsi qu’une attitude désinvolte, représente une « relève » bien peu rassurante. Quant à l’épouse, malade des nerfs depuis qu’elle a dû fuir sous la pression des nazis, elle revit en boucle cet épisode terrible, n’en sortant que pour affirmer avec force qu’elle veut vendre cette « Cerisaie » où elle ne se sent pas chez elle.
Toute la distribution, composée des comédiens du Théâtre national de Lituanie, est remarquable de présence et de justesse. Il faut bien tout leur art pour faire passer cette lourdeur, ce poids d’un message crépusculaire et glaçant auquel Krystian Lupa n’a pas souhaité apporter quelque édulcorant que ce soit… ¶
Trina Mounier
Place des Héros, de Thomas Bernhard
Création mondiale
Mise en scène, scénographie et lumières : Krystian Lupa
Spectacle en lituanien surtitré en français
Traduction : Rüta Jonynaité
Avec : Povilas Budrys, Neringa Bulotaité, Eglé Gabrénaité, Doloresa Kazragyté, Viktorija Kuodyté, Valentinas Masalskis, Eglé Mikulionyté, Vytautas Rumsas, Arünas Sakalauskas, Rasa Samuolyté, Toma Vaskevičlüté
Costumes : Piotr Skiba
Collaboration artistique, vidéo : Lukasz Twarkowski
Musique : Bogumil Misala
Assistanat à la mise en scène : Giedrè Kriaučlonyté, Adam A. Zdunczyk
Photos : © Christophe Raynaud de Lage
Production : Lithuanian National Drama Theater
Coproduction : Festival international de théâtre La Divine Comédie (Cracovie)
Avec le soutien du ministère de la Culture de Lituanie, du Conseil culturel lituanien, de l’Institut polonais de Vilnius
http://www.festival-avignon.com/fr/
l’Autre Scène du Grand‑Avignon à Vedène
04 90 14 14 14
Les 18, 19, 20, 22, 23 et 24 juillet 2016 à 15 heures
Durée : 4 h 15 (entractes compris)