Persona ¹ : qui parle à travers le masque ?
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Olivier Cadiot, Ludovic Lagarde, Laurent Poitrenaux, trois mages toujours inspirés, présentent leur dernière création aux Bouffes du Nord, « Providence ».
« Un roman en son nom ? Ça existe ? » ². Qu’est-ce qu’un personnage ? Qu’est-ce qu’un corps ? Telles sont les préoccupations (d’auteur, d’acteur de metteur en scène, d’homme) qui agitent notre trio et forment la moelle du spectacle Providence.
Laurent Poitrenaux, qui parle « le Cadiot par cœur », se laisse traverser par sa voix et devient ici un écrivain marionnettisé, qui soliloque, dans un appartement moderne, au bord d’un lac. Seul sur le plateau intermédia, il convoque des avatars visuels et sonores, procure corps et voix aux figures bruyantes et furtives qui l’habitent. Mélancolique, cet être tente ainsi de lire les Mouvements et les Habitudes des plantes grimpantes de Darwin, écoute des sons dans un appareil quadriphonique qu’il manipule à vue, raconte des souvenirs. Il donne à voir ses visions, fantasmes ou métamorphoses. Il dialogue aussi avec l’hologramme de celui qui fut son personnage principal, avant de se dilater dans l’espace infini de la page d’écran d’un ordinateur…
Comme toujours, le comédien accueille avec une maîtrise et une justesse d’exécution virtuoses cette énonciation polymorphique. Tour à tour narrateur, personnage-figure à peine incarné, lui-même, il produit de la fiction autant qu’il la commente. Individu et pure parole, il apparaît et s’absente. Tous les éléments scéniques soulignent – et avec quelle inventivité – la mouvance de cette identité figurale. Le corps sur le plateau se trouve cadré, ses déplacements chorégraphiés. La scénographie oscille entre réalisme et abstraction. L’utilisation de technologies comme la vidéo ou la sonorisation permet d’amplifier ou d’annihiler l’effet-personnage, de lui conférer un supplément d’âme, de le métamorphoser. Enfin, la composition de la pièce emprunte au cinéma, à la musique, aux arts plastiques et numériques : elle recourt au collage, au cut up, aux interruptions, séquençages, contrepoints, variations ! Quelle richesse !
Une mise en abyme de la création étouffante ?
Aux yeux de certains, le spectacle peut sembler autocentré, trop autoréférentiel. Il est vrai qu’il assemble de nombreuses allusions au trajet littéraire et aux influences d’Olivier Cadiot : la rencontre avortée avec William Burroughs, John Cage faisant des recherches sur le rythme et le son, les poèmes dadaïstes, la quête d’une poésie enserrée dans une prose mêlant l’intime et les clichés, l’abandon récent du double fictif Robinson. Dans Providence, Cadiot a en effet renoncé à son narrateur-personnage créé il y a vingt ans, au profit de quatre nouvelles projections de soi. Il invente ainsi un jeune écrivain des années 1980, en Allemagne, qui se transforme en dame âgée (« Comment expliquer la peinture à un lièvre mort »), une jeune artiste découvrant que son modèle, Burroughs, est une pièce de musée (« Illusions perdues »), un personnage reprochant à son créateur de l’avoir quitté (« Quel lac aimons-nous ? »). Enfin, en 2034, un vieil homme inspiré du film d’Alain Resnais cherche à se remémorer son passé (« Providence »).
De fait, les références à l’œuvre originale de Cadiot (que l’on suit avec frénésie depuis des années) réjouissent. Dans le montage opéré par le magicien Lagarde, on est même ravi d’assister à l’apparition de Robinson, malgré l’auteur. Car c’est bien ce « majordome organisant sa survie dans un monde hostile », ce voyant ayant le « don du transport », qui fait finalement retour sur la scène. « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison », écrivait Freud…
Le spectacle passe également au crible diverses formes de la création actuelle, de façon comique, ironique ou insolite : œuvre muséifiée ou virtuelle, comédie musicale, performance, pièce musicale contemporaine. Est‑ce à dire que ce nouvel opus, dense, fragmenté, autotélique, requérant une écoute « réticulaire » (non linéaire), ne s’adresse qu’à un public averti, et verse dans l’hermétisme ?
Certes, Providence est complexe, à l’image de notre époque. Mais il dialogue avec l’homme d’aujourd’hui : insatisfait, anxieux, en quête de bonheur, de spiritualité, d’analogies et de « transports ». Il tend un miroir aux individualités plurielles, discontinues, augmentées par les technologies, diffractées dans les mondes virtuels, ou brisées par ce « devenir-schizo » ³, c’est selon. Il s’adresse aux « machines à rêves » enfermées dans un espace réduit où le corps respire mal : nous, spectateurs, dans la petite salle des Bouffes du Nord. Il nous parle de l’impérieuse nécessité de trouver des alter ego, d’incarner sa pensée, de faire sonner sa petite musique, de résoudre des conflits. Tout ce que permet le théâtre, en définitive.
On savoure donc avec délectation la dramaturgie de Lagarde, le jeu ciselé de Poitrenaux – ses modulations, son phrasé, son rythme, sa gestuelle. Tous deux creusent la matérialité physique de la langue infiniment littéraire, moderne et créative de Cadiot. Le trio, relayé par des projections miroitantes, la lumière, et la technologie de l’Ircam, explore ainsi les potentialités d’une parole coupée du corps, et l’être-là de l’acteur face au public. Si ce chant nous envoûte moins que celui du Mage en été, c’est qu’il est critique, inquiet, perdu dans un « silence intersidéral ». Il creuse le vide et nous fait désirer une future robinsonnade ! ¶
Lorène de Bonnay
- Per sonare, en latin, signifie « parler à travers ».
- « Providence », in Providence, Olivier Cadiot.
- Gilles Deleuze, cité par Julie Simon dans « Le vivant et la technique » (Colin).
Lire aussi « la Mouette », d’Anton Tchekhov, Odéon‐Théâtre de l’Europe à Paris.
Lire aussi « l’Avare », de Molière, Théâtre national populaire à Villeurbanne.
Lire aussi « Doctor Faustus Lights the Lights », de Gertrude Stein, Théâtre des Bouffes‑du‑Nord à Paris.
Lire aussi « Un mage en été », d’Olivier Cadiot, Opéra‑Théâtre à Avignon.
Lire aussi « Un nid pour quoi faire », d’Olivier Cadiot, gymnase Gérard‑Philipe à Avignon.
Lire aussi « Ludovic Lagarde, un théâtre pour quoi faire », de Florence March, a paru aux Solitaires intempestifs.
Lire aussi « Ébauche d’un portrait », d’après le « Journal » de Jean‑Luc Lagarce, auditorium du Pontet.
Lire aussi « le Colonel des zouaves », d’Olivier Cadiot, Théâtre auditorium de Poitiers.
Lire aussi « Ébauche d’un portrait », d’après le « Journal » (1977‑1995) de Jean‑Luc Lagarce, Théâtre Ouvert à Paris.
Providence, d’Olivier Cadiot
Texte publié aux éditions P.O.L
Mise en scène et adaptation : Ludovic Lagarde
Avec : Laurent Poitrenaux
Scénographie : Antoine Vasseur
Lumières : Sébastien Michaud
Réalisation sonore : David Bichindaritz
Réalisation informatique musicale Ircam : Sébastien Naves
Costumes : Marie La Rocca
Maquillage et coiffure : Cécile Kretschmar
Conception image : Michael Salerno
Dramaturgie : Sophie Engel
Assistanat à la mise en scène : Céline Gaudier
Conseiller musical : Jean‑Luc Plouvier
Conseillère dramaturgique : Marion Stoufflet
Mouvement : Stéfany Ganachaud
Ensemblier : Éric Delpla
Photos : © Pascal Gely
Théâtre des Bouffes-du‑Nord • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris
Réservations : 01 46 07 34 50
Site du théâtre : www.bouffesdunord.com
Du 2 au 12 mars 2017 à 20 h 30, dimanche à 16 heures
Durée : 1 h 30
30 € | 11 €