« Rausch », de Falk Richter, cour du lycée Saint‑Joseph à Avignon

Rausch © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

L’ivresse selon Falk Richter

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

« Rausch » marque les retrouvailles de Falk Richter avec le Festival d’Avignon. L’auteur et metteur en scène allemand y poursuit son travail de déconstruction du monde contemporain, et s’interroge avec angoisse mais aussi avec humour sur le devenir des rapports humains en ces temps de crise généralisée. Entre virtuosité de la forme et virulence simpliste du propos.

Falk Richter est désormais un habitué du festival, où dès 2008 le public a pu voir Das System, œuvre au long cours mise en scène par Stanislas Nordey. Puis, en 2010, ce furent My Secret Garden et Trust, cette dernière pièce déjà présentée dans la cour du lycée Saint-Joseph. Même si entre-temps Richter a quitté la Schaubühne de Berlin pour la Schauspielhaus de Düsseldorf, Rausch creuse indiscutablement le sillon de Trust, dont il serait presque un deuxième volet, plus ironique et plus mordant. Dans les deux cas, d’ailleurs, le spectacle s’est élaboré en étroite collaboration avec la chorégraphe Anouk Van Dijk, les deux artistes partageant une même vision du devenir de nos sociétés et de la place qu’y occupe l’individu, ressentant surtout la même urgence d’utiliser un langage d’aujourd’hui pour parler de l’état du monde.

Cette urgence créatrice est perceptible dans la forme éclatée, ouverte, d’un spectacle né d’improvisations et d’une interaction incessante entre les mots de l’auteur et le corps des comédiens-danseurs. Pas de narration dans les pièces de Richter, mais un matériau textuel malléable, monologues ou bribes de dialogues écrits dans une langue de tous les jours, sans affectation littéraire. Cela afin de saisir sur le vif l’état de crise que traversent nos sociétés, que l’auteur résume par le terme Rausch : mot assez intraduisible (son équivalent français le plus proche serait « ivresse »), désignant un état limite recherché pour s’étourdir et fuir la réalité – par l’amour ou la quête de mondes virtuels –, mais qui sous la plume de Richter renvoie aussi à l’ivresse folle des marchés financiers…

Marché amoureux

L’amour, justement, parlons-en, et de l’individualisme forcené de ces individus narcissiques (c’est de nous que l’auteur parle) qui font passer le souci de leur épanouissement personnel avant celui de leur couple. Richter fait en effet sienne l’idée très houellebecquienne d’une contamination de la sphère amoureuse par l’idéologie libérale : chacun, gestionnaire égoïste de sa vie sentimentale, ne considérant plus la relation à l’autre que comme un investissement ou un placement provisoire. Sur ce grand marché amoureux, rien n’est jamais acquis, d’où un sentiment d’insécurité affective qui redouble l’insécurité financière générée par la crise. Cette idée, Richter la décline sur tous les tons, avec un humour acide, en donnant à voir ces jeunes trentenaires instables, incapables d’assumer une relation amoureuse sur la durée (« Oui, non, je ne suis pas sûr »), ou en se moquant de ceux qui rêvent d’amour, mais s’en remettent à des coachs pour tenter de surmonter les difficultés de leur vie intime.

La futilité de nos comportements apparaît plus criante encore s’agissant des nouvelles technologies (ce garçon qui veut que son amie lui envoie un Texto chaque fois qu’elle pense à lui), et surtout des réseaux sociaux. Cible privilégiée de Richter, Facebook (un peu vite confondu peut-être avec un site de rencontres) semble à l’auteur comme l’expression même de cette marchandisation des identités qui incite l’individu, victime consentante de l’idéologie néolibérale, à se mettre constamment en valeur et à vendre son image. On comprend alors la volonté exprimée en contrepoint d’échapper à ce « bruit d’informations en arrière-plan » qu’est devenu le monde, de s’abstraire de cette frénésie, et les allusions répétées à la chanson de Radiohead How to Disappear Completely

Heureuse alchimie

Si le spectateur prend plaisir à suivre Rausch, ce n’est pas seulement parce que les comédiens se passent le micro pour l’interpeller et lui parler de lui. C’est aussi et surtout grâce à l’heureuse alchimie à laquelle Falk Richter et Anouk Van Dijk, pour leur quatrième collaboration, sont parvenus, et au langage scénique assez passionnant qu’ils ont mis au point. Il est à peu près impossible de s’ennuyer devant les spectacles si stimulants conçus par ce duo. Sur le plateau, il se passe toujours deux ou trois choses à la fois : danse et jeu coexistent, s’interpénètrent, l’ivresse des corps s’ajoute à celle des mots, au rythme trépidant de la création musicale réussie de Ben Frost. La scénographie très sobre – des sièges mobiles qui rappellent les fauteuils de Trust –, l’absence voulue de moyens vidéo laissent toute la place à l’enthousiasme communicatif des jeunes interprètes.

Il y a des trouvailles réjouissantes dans Rausch, comme ces espèces de boîtes capitonnées pivotant sur elles-mêmes – figurant l’enfermement du couple –, contre les parois desquelles les danseurs sont projetés à tour de rôle. Ou ces tremblements qui agitent les corps à l’acmé de l’angoisse. Beau moment aussi que celui où les rêves et les désirs s’expriment en une vision onirique. Parfois, au contraire, quand les imprécations deviennent rage contre le « système », le propos de Richter se fait insistant et quelque peu répétitif. L’amalgame entre coachs et psys, ou la litanie des détestations (le pape, la famille royale anglaise et Angela Merkel) laissent songeur. Tout comme paraît bien manichéenne l’opposition entre les deux façons d’échapper à l’isolement : la mauvaise (les réseaux sociaux) et la bonne, c’est-à-dire les mouvements de type Occupy, nouvelle utopie communautaire vouée, si l’on en croit l’auteur, à supplanter le couple. Mais le théâtre n’est-il pas aussi le lieu de l’utopie ? 

Fabrice Chêne


Rausch, de Falk Richter

Texte publié chez L’Arche éditeur

Traduction : Anne Monfort

Conception, mise en scène et chorégraphie : Falk Richter et Anouk Van Dijk

Avec : Peter Cseri, Lea Draeger, Cédric Eeckhout, Philipp Fricke / Jussi Nousiainen, Birgit Gunzi, Angie Lau, Gregor Löbel, Steven Michel, Aleksandar Radenkovi, Jorijn Vriesendorp, Thomas Wodianka, Nina Woliny

Dramaturgie : Jens Hillje

Scénographie : Katrin Hoffmann

Musique : Ben Frost, en collaboration avec Paul Corley

Lumière : Carsten Sander

Costumes : Daniela Selig

Photo : © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Cour du lycée Saint-Joseph • rue des Lices • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Les 16, 17, 18, 20, 21, 22, 23 juillet 2013 à 22 heures

Durée : 1 h 50

28 € | 22 € | 14 €

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