Thomas B. réincarné
Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups
Jacques Kraemer reprend son « Thomas B. » le temps d’un festival. Portrait ? Hommage ? Simple évocation ? L’essentiel est que le comédien parvienne à faire vivre devant nous la figure de l’auteur autrichien Thomas Bernhard.
Jacques Kraemer est l’un des premiers metteurs en scène français à avoir porté Thomas Bernhard à la scène. C’était la Force de l’habitude, en 1986. Il a récidivé par la suite, et l’univers de l’écrivain autrichien lui a inspiré ce Thomas B., créé pour la première fois en 1987 par Denis Manuel. Une pièce qui ne doit rien à Bernhard au sens où pas un mot de l’auteur n’est repris, et en même temps qui lui doit tout, puisque Thomas Bernhard est le sujet unique du texte de Kraemer. C’est dans une salle de classe du théâtre Présence Pasteur que le comédien a cette fois planté le décor. Un décor en noir et blanc, dépouillé, simplissime : un magnétophone, quelques photos, un imperméable, un aspirateur…
Comme chaque matin, l’écrivain est à sa table de travail, il s’échauffe les doigts. Des exercices d’assouplissement auxquels il tient, vestiges de sa jeunesse musicienne, qui rappellent aussi la dimension physique de l’écriture. Mais aujourd’hui, comme tous les jours depuis plus de trois ans, ces rituels d’écrivain restent lettre morte : l’auteur n’arrive plus à écrire, il est « rouillé et verrouillé ». Un peu à la manière des personnages du véritable Bernhard et de leurs monologues à n’en plus finir, Thomas B. fait alors partager au spectateur ses pensées les plus intimes. Il nous entretient de sa méthode de travail, de la solitude nécessaire de l’écrivain face à sa feuille blanche, de la magie qui fait que soudain les phrases s’ordonnent selon une géométrie indéfinissable…
Un personnage hybride
Thomas Bernhard, plus que d’autres écrivains peut-être, est reconnaissable entre mille, identifiable à certains traits qui le définissent, le rendent unique. Pour autant, Jacques Kraemer ne commet pas l’erreur de vouloir entrer dans la peau de son modèle, de le singer. Le personnage qu’il a créé est une sorte d’être hybride, à mi-chemin de Bernhard et de lui-même. Le comédien joue avec son personnage, tourne autour, en donne à voir les travers, les obsessions, non sans conserver une certaine distance.
On reconnaît pourtant la relation ambiguë que Bernhard entretenait avec la littérature (l’« odeur de putréfaction » que dégagent les livres). Son style particulier, entre ressassement et imprécations. Ou encore sa misanthropie, sa haine du progrès et son mépris pour son propre pays, l’Autriche, un pays sclérosé par son souci de respectabilité, dont l’auteur se prétendait la « mauvaise conscience ».
Au fur et à mesure que les mini-événements de cette matinée se succèdent – la lettre de sa sœur qu’il n’ouvre pas, l’allusion à la femme de ménage antisémite… –, chaque lecteur de Bernhard se trouve renvoyé à l’image qu’il se faisait de l’auteur. Derrière le ton bougon et les médisances, il perçoit un peu de son humour (toutes ses pièces se ressemblent ? Celles de Shakespeare aussi !). Si les mots d’auteur qui émaillent le texte ne sont pas ceux de Bernhard, mais bien ceux de Jacques Kraemer, ils ne sont pas infidèles à l’original, à qui ils empruntent souvent leur force subversive (Thomas B. « hait son prochain comme lui-même »). Mais le plus grand mérite du metteur en scène est peut-être d’avoir su percevoir et restituer les contradictions d’un écrivain chez qui l’aversion pour la solitude n’avait d’égale que le dégoût que lui inspirait la promiscuité avec ses semblables. ¶
Fabrice Chêne
Thomas B., de Jacques Kraemer
Texte publié chez L’Avant-scène/Théâtre (no 848)
Mise en scène et interprétation : Jacques Kraemer
Photo : © J.-J. Kraemer
Présence Pasteur • 13, rue du Pont-Trouca • 84000 Avignon
Réservations : 04 32 74 18 54
Du 5 au 27 juillet 2014 à 11 h 30
Durée : 1 heure
17 €| 12 €