Babel sur scène
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Avec « Tous des oiseaux », Wajdi Mouawad revient aux grandes fresques dont il a le secret, mêlant les histoires intimes d’amour et de filiation aux conflits qui ensanglantent son Moyen-Orient natal. Une fable admirable sur le poids des héritages.
Tous des oiseaux, c’est d’abord une tragédie en quatre actes. Son nom, projeté sur un écran, évoque l’un des personnages. Le premier acte s’intitule ainsi « Oiseau de beauté », en référence à Wahiba qui travaille à la bibliothèque universitaire. Surgit Eitan, plein de trouble et d’impatience. Ces deux-là sont de véritables Roméo et Juliette, amoureux comme des héros de Shakespeare, à la vie, à la mort.
Eitan est juif et il vit à Berlin ; Wahiba est d’origine palestinienne mais elle a tourné la page en s’installant à New York. Du moins le croit-elle, car le conflit israélo-palestinien, quoi qu’il en soit de leur jeunesse et de leur insouciance, s’invite dans leur vie. Les recherches en génétique d’Eitan lui révèlent qu’il existe un secret de famille dont seule sa grand-mère, vivant à Tel-Aviv, semble détenir la clé. Cette grand-mère, Leah, est l’ « Oiseau de malheur ».
Ils partent donc en Israël. Mais la guerre les attend sous sa forme la plus crue : un attentat laisse Eitan dans le coma, tandis que Wahiba découvre qu’elle n’est ici qu’une arabe, et donc une ennemie. Déflagrations en cascades.
Tous les chagrins
La pièce se déroule comme un thriller et il faut bien quatre heures pour en tirer tous les fils. Pour mieux en restituer la portée universelle, Wajdi Mouawad a réuni des comédiens qui s’expriment en hébreu, en anglais, en allemand et en arabe. Leurs textes ont été traduits et ils font l’objet de surtitrages. Pas un mot de français donc, mais la lecture des surtitres n’est à aucun moment pesante. Au contraire, nous vivons l’incompréhension réciproque et la méfiance, sa sœur jumelle, comme projetés dans la Tour de Babel.
Saluons les acteurs, tous magnifiques, à commencer par Leora Rivlin qui interprète la grand-mère, un personnage complexe, véritable cadeau pour un comédien, mais aussi Souheila Yacoub, qui incarne merveilleusement Wahiba la solaire, et surtout Jérémie Galiana dans le rôle d’Eitan, auquel reviendra une ultime tirade bouleversante. Tous méritent des éloges tant ils campent leur personnage avec subtilité, densité et profondeur.
Signalons aussi la très belle scénographie, apparemment simple, d’Emmanuel Clolus. Revenons enfin à l’écriture poétique et puissante qui évite le piège du mélodrame comme de la leçon, en semant ça et là des moments de bonheur, parfois extrêmement drôles, d’autres plus fades qui apportent cependant des respirations.
Car le propos est lourd. L’auteur montre que le passé et nos origines nous rattrapent et que, sans prévenir, la douleur collective née de l’appartenance à un peuple se mêle à la souffrance individuelle née au sein de la famille. Mais le chemin est long car « un chagrin, ça attend son heure… ». Et quand « nous y sommes », il faut, dit le poète, aller à la rencontre de soi-même, c’est-à-dire au bout de son identité pour se reconnaître. Les chagrins sont au cœur de la construction de soi, de la culture et sans doute aussi de l’oubli. ¶
Trina Mounier
Tous des oiseaux, de Wajdi Mouawad
Texte et mise en scène : Wajdi Mouawad
Avec :Jérémie Galiana, Victor de Oliveira, Leora Rivlin, Judith Rosmair, Darya Sheizaf, Rafi Tabor, Raphaël Weinstock, Souheila Yacoub
Assistanat à la mise en scène : Valérie Nègre
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Conseil artistique : François Ismert
Conseil historique : Natalie Zemon Davis
Musique originale : Eleni Karaindrou
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumières : Éric Champoux
Réalisation sonore : Michel Maurer
Costumes : Emmanuelle Thomas
Traductions : Jumana Al Yasiri (arabe), Eli Bijaoui (hébreu), Linda Gaboriau (anglais), Uli Menke (allemand)
Durée : 4 heures, entracte compris
Création au Théâtre de la Colline en novembre 2017
Photo © Wahib
Théâtre national populaire • 8, place Lazare-Goujon • 69100 Villeurbanne
Du 28 février au 10 mars 2018, du mardi au samedi à 19 h 30, le dimanche à 15 h 30
De 9 € à 25 €
Réservations : 04 78 03 30 00
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Soeurs, de Wajdi Mouawad, par Trina Mounier
☛ Des mourants et Les Larmes d’Oedipe, de Wajdi Mouawad, par Marion Le Nevet
☛ Nomination de Wajdi Mouawad au Théâtre national de La Colline
☛ Littoral, Incendies, Forêts de Wajdi Mouawad, par Estelle Gap