« Tragédies romaines », de William Shakespeare, gymnase Gérard‑Philipe à Avignon

« Tragédies romaines » © Jan Versweyveld

Un séisme

Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups

Pour trois représentations seulement, le Toneelgroep d’Amsterdam transforme le gymnase Gérard-Philipe en centre de congrès pour y présenter ses « Tragédies romaines » (« Coriolan », « Jules César », « Antoine et Cléopâtre »), de William Shakespeare, dans une mise en scène de Ivo van Hove. Des moyens colossaux au service d’une idée toute simple : faire de la démocratie et de l’audiovisuel les deux personnages principaux. Quel cataclysme théâtral ! J’en tremble encore… de joie.

La démocratie, donc. On la prend à ses débuts avec Coriolan, vainqueur d’Aufidius, chef des Volsques. Hélas, son mauvais caractère compromet sa carrière politique. Ni mère, ni femme, ni ami ne pourront l’empêcher de tomber dans le piège tendu par les tribuns de la plèbe qui lui sont hostiles. Se maîtrisant mal, Coriolan les agresse et provoque son bannissement. Il passe alors dans le camp ennemi et revient avec Aufidius se venger de Rome quand, soudain jaloux de ses succès, celui-ci le fait tuer. Après quoi, il ordonne qu’on rende à Coriolan les honneurs militaires.

La démocratie a mûri. Nouveau vainqueur : Jules César, dont on craint l’ambition. C’est Brutus qui incarne ce souci de préserver Rome d’une éventuelle dictature, soutenu par quelques amis, dont Cassius. Aux ides de mars, César tombe sous leurs coups. Antoine le pleure, retourne l’opinion publique contre les conjurés et déclenche une guerre civile, qu’il gagne haut la main. À la suite d’une fausse nouvelle, Cassius se suicide. Brutus le suit. Antoine ordonne aussitôt qu’on lui rende les honneurs militaires.

La démocratie dégénère. On retrouve Antoine en Égypte dans les bras de Cléopâtre. Lépide ayant été exclus du triumvirat, Octave, resté à Rome, proteste. Le ton monte, des menaces sont échangées entre les deux césars. Pour tenter de les réconcilier, un patricien propose qu’Antoine épouse la fille d’Octave, Octavie. C’est ça ou à nouveau la guerre civile. Contre toute attente, Antoine accepte. Fureur de Cléopâtre. Antoine court la rejoindre, ils se réconcilient. La guerre éclate, rapidement gagnée par Octave. Antoine se suicide, Cléopâtre le suit. Octave ordonne à son tour qu’on leur rende les honneurs militaires.

Efficace et beau

On entre dans un gigantesque dispositif scénique, qui tient à la fois du hall d’hôtel international, de l’aéroport et du studio de télévision. Quand je dis qu’on y entre, c’est que le scénographe Jan Versweyveld a tout fait pour abolir la séparation entre la scène et la salle et que, dès la première pause, les spectateurs de l’amphithéâtre seront invités à prendre place, s’ils le souhaitent, dans le décor avec les acteurs. Depuis le 1789 de Mnouchkine, je n’avais plus rien vu d’aussi immédiatement efficace et beau. La démocratie, les médias, l’opinion publique : voilà les vrais protagonistes de cette relecture, historique à tout point de vue.

Sur ce plateau de télévision, des caméras captent ce que des écrans diffusent en permanence un peu partout : des actions nobles (les débats) ou moins nobles (les complots, vous, en train de vous asseoir, des adversaires qui s’injurient…). Au fond, un présentateur intervient de temps à autre comme au « Journal de vingt heures » pour donner des nouvelles ou interviewer « en direct » quelque illustre invité. Il faut voir Barry Atsma (Aufidius), sanglé dans son blazer, expliquer d’un ton docte pourquoi il a confié le commandement de son armée à son ancien ennemi. Ou comment Fred Goessens (Ménénius) ment, sous nos yeux et en gros plan, tandis qu’au-dessus de sa tête un bandeau lumineux fait défiler en lettres rouges : « La famine règne à Rome. La guerre contre les Volsques fait une providentielle diversion… ».

Fedja Van Huêt prête à Coriolan sa voix, ca carrure et sa densité d’Orson Welles jeune. Engoncé dans son complet-veston, ce soldat qui s’efforce de rester aimable lors d’un débat télévisé avec des gens qu’ils méprisent – les tribuns de la plèbe – est inoubliable. La scène est si vraie qu’on éclate de rire. Comment personne n’y avait songé plus tôt ?! Tout Shakespeare est là : dans cette folie qui s’empare d’hommes qui savent, mieux qu’aucun autre, qu’ils ne doivent sous aucun prétexte céder à leurs passions et qui le font quand même. Le pugilat qui s’ensuit dans les coulisses de l’émission finit de nous convaincre. Ivo van Hove a trouvé la clé. La médiatisation, c’est à la fois la rue, le monde et les proches sans cesse présents.

Formidable Frieda Pittoors

Grandeur et misère des hommes publics, ces gens qui n’ont plus le droit d’avoir de vie privée. À qui on fixe des micros espions pour ne rien perdre de leurs paroles, qu’on maquille et apprête – ici à vue, autre grande idée – et qu’une paparazzi va traquer ici avec sa caméra jusque dans leur faux chez-eux : la copie conforme de leur bureau et de leur chambre d’hôtel. Leurs moindres faits et gestes s’affichent dès lors en direct sur tous les écrans, dont un géant face au public. Ce qu’on appelle une mise en abyme. Ainsi, on saura tout de ce Coriolan. Par exemple qu’il rampe devant sa mère, lui, un général ! Il faut dire que, quand cette mère est interprétée par la formidable Frieda Pittoors, on le comprend. Elle est extraordinaire, comme d’ailleurs tout le reste de la troupe.

Mais Coriolan est à peine froid que déjà Brutus se demande s’il faut tuer César. C’est Jacob Derwig qui interprète ce rôle difficile avec juste ce qu’il faut d’indécision hamlétienne. Nouvelle trouvaille : il fait aussi avec la voix son fidèle Lucius, second lui-même avec lequel il s’entretient, tel un schizophrène. Une autre (trouvaille) suit immédiatement, encore plus géniale. Pardon pour les superlatifs, mais qu’y puis-je si cette mise en scène les appelle ? On sait que la scène du meurtre est précédée d’une autre nocturne « d’épouvante », où, comme souvent dans Shakespeare, la nature se dérègle, tentant ainsi d’avertir les hommes qu’un sacrilège se prépare. Des spectres vont par les rues, la lune se cache, des chevaux s’entredévorent, et ainsi de suite. Ici, c’est tout bonnement… un court-circuit ! Cassius (Renée Fokker, parfaite) court affolée sur le plateau soudain plongé dans le noir, essaie de téléphoner. En vain. Plus rien ne marche. « Qu’est-ce qui se passe ? » murmure-t-elle.

Il se passe que l’auteur a besoin de nous montrer l’envers du décor, qu’on est donc pour une fois « hors antenne ». Le complot peut se tramer : puéril, fragile, tragique. Suivent les scènes intimes d’insomnie avec encore cette belle idée : celle de faire veiller les deux couples Calpurnia-César et Portia-Brutus « les uns chez les autres ». Comme si César (Hugo Koolschijn) hantait déjà de son fantôme l’influençable Brutus. Remarquable prestation de Karina Smulders dans le rôle de Portia, qui fait pleuvoir sur lui des gerbes de paperasse. En vain. Il ne dira rien. Shakespeare, d’ailleurs, fait souvent ce « coup de la confiance ». Brutus ne dira rien à Portia, comme Hotspur n’avait rien dit à Kate (Henri IV), comme Hamlet ne dira rien à Ophélie, qui le croira fou pour de bon. La « folie »de Brutus, aujourd’hui admise, est ici joliment montrée. Après le meurtre de César, son « fils » s’enferme donc de plus en plus en lui-même, parlant de plus en plus avec son « Lucius » (la lumière).

La mort de César, vous pensez !

C’est ici que Hans Kesting fait son entrée dans Antoine : une brute à l’air un peu borné. Tout juste si on ne le croit pas quand il feint d’accepter les justifications des conjurés. Seul(e) Cassius ne s’y trompe pas, quittant immédiatement le plateau. Car nous sommes à nouveau sur un plateau de télévision, où tout « remarche ». La mort de César, vous pensez ! Le grand homme en effet est passé, comme avant lui Coriolan, par cette autre trouvaille : ce couloir de la mort où chaque nouveau cadavre est photographié dans la position où on l’a trouvé, comme pour l’identité judiciaire. Brutus et Antoine se sont mis d’accord sur la mise en scène de l’oraison funèbre, naturellement télévisée, où Brutus parlera le premier. Fatale erreur comme on sait.

Notre « camerawomen » est plus que jamais présente et capte l’instant. Il est légendaire : tout le monde attend la tirade des « honourable men », immortalisée par Brando. Sauf que lui faisait comme s’il n’y avait pas de caméra alors que nos deux « héritiers » vont au contraire s’en servir. L’un en politicien chevronné habitué de l’image, l’autre comme d’une arme. C’est l’un des sommets du spectacle. Voir Antoine saisir un micro de la tribune et courir, le visage baigné de larmes, chercher le testament de César, suivi par la vidéaste, caméra à l’épaule (quelle cadreuse d’ailleurs !), est d’une force incroyable. D’autant que ce même Antoine apparaît en même temps sur tous les écrans en gros plans cahotants, bouleversants. Le paroxysme est atteint quand, prenant la photo judiciaire du corps de César, il trace au feutre rouge les endroits où les conjurés ont frappé pour la caméra qui les reproduit, donc en image immense, simultanément. De rage, il rature, griffonne, et c’est bientôt une bouillie rouge qui s’affiche partout. Du grand art.

Cassius et Brutus passeront à leur tour par l’affreux couloir. Les nouveaux maîtres du monde s’assoient, affables, autour d’une table pour discuter de son partage. Antoine et Cléopâtre a commencé. Octave (Hadewych Minis) est une de ces beautés froides que rien ne semble émouvoir. On ne pouvait trouver meilleur contraste avec cet Antoine débraillé, viveur et excellent homme, qu’incarne magnifiquement notre « brute épaisse ». Vautré à moitié nu sur un canapé, Hans Kesting regarde un péplum absurde à la télévision, là-bas chez Cléopâtre. À Rome, c’est d’ailleurs le même péplum absurde, bientôt interrompu par le journal télévisé, où on annonce qu’Antoine prolonge son séjour en Égypte. Légère baisse de tension, à mon modeste avis dû à Shakespeare. Le bonheur, même adultère, est en effet rarement télégénique… pardon « dramaturgique ». À la mort de sa femme, Antoine s’ébroue un peu, et l’action repart.

Renée Fokker, ma chouchoute

Le mariage arrangé avec Octavie donne encore à la mise en scène une bonne occasion de dénoncer le commérage, à quoi se réduit souvent la vie politique. On a ensuite la scène très réussie où Cléopâtre (Chris Nietvelt, délirante) apprend cette union, purement tactique, de la bouche d’une malheureuse qu’elle tente d’étrangler. Les meilleures sont à venir. Celle du règlement de comptes notamment, après le désastre militaire, entre une Cléopâtre ivre morte et un Antoine devenu une loque, qui se traînent chacun à un bout du plateau, se défient, s’injurient, traqués (braqués ?) plus que jamais par cette satanée caméra. Celle du double suicide, enfin, qui prive Octave de son triomphe. La mort de Cléopâtre, piquée par un aspic, pour une fois crédible, est étrangement sobre. Son « staff » de conseillères, qui meurt avec elle, mérite lui aussi d’être loué. Renée Fokker, ma chouchoute (rôle pourtant muet), Marieke Heebink (Charmian) et Frieda Pittoors (Iras) se charrient, se pelotent, se soûlent une dernière fois avec cet humour blasé des bêtes politiques (et des comédiens) qui se pratiquent depuis longtemps. C’est extrêmement bien vu et vrai. Une vue adulte et très aiguë des relations humaines.

Avant de conclure, un mot sur la musique d’Éric Sleichim, elle aussi efficace et savante. Les percussionnistes de part et d’autre du plateau font un magnifique travail et s’entendent à merveille. Au final, donc, un évènement énorme par sa dimension, tant technique qu’artistique, où plusieurs choses m’ont frappé. D’abord, la sincérité de tous ses interprètes, qui se jettent à corps perdu dans leurs scènes, le visage souvent baigné de larmes, la voix brisée par l’émotion ou vibrant de colère. Usant aussi d’un pathos dont je croyais que le théâtre avait perdu l’usage, tant il est devenu rare en France. Ensuite, leur aisance qui est celle des danseurs, partout chez eux sur un plateau. Enfin, leur constante recherche de la vérité, parfois paradoxale, des rapports humains à travers des loupés, des empoignades désordonnées, des accélérations, des absences même « qu’on ne voit pas venir ». Bref, un spectacle et une troupe magnifiques, que je suis heureux d’avoir découverts. Je peux même dire que je suis encore tout éberlué d’avoir eu cette chance, tant c’était bondé. Si je peux juste formuler un souhait : qu’ils reviennent ! Vite ! 

Olivier Pansieri


Tragédies romaines

Coriolan / Jules César / Antoine et Cléopâtre, de William Shakespeare

Toneelgroep d’Amsterdam

www.toneelgroepamsterdam.nl

Mise en scène : Ivo van Hove

Avec : Barry Atsma, Jacob Derwig, Renée Fokker, Fred Goessens, Janni Goslinga, Marieke Heebink, Fedja Van Huêt, Hans Kesting, Hugo Koolschijn, Hadewych Minis, Chris Nietvelt, Frieda Pittoors, Alwin Pulinckx, Eelco Smits, Karina Smulders

Texte néerlandais : Tom Kleijn

Dramaturgie : Bart Van den Eynde, Jan Peter Gerrits, Alexander Schreuder

Scénographie, lumières : Jan Versweyveld

Costumes : Lies Van Assche

Vidéo : Tal Yarden

Musique : Éric Sleichim

Musiciens : Ward Deketelaere, Yves Goemaere, Hannes Nieuwlaet, Éric Sleichim, Christian Saris

Photo : © Jan Versweyveld

Coproduction Toneelgroep d’Amsterdam | Festival d’Avignon, Blindman (Bruxelles), La Monnaie (Bruxelles), Holland Festival (Amsterdam), Muziektheater Transparent (Anvers)

Avec le soutien de l’ambassade du Royaume des Pays-Bas, du Fonds néerlandais des arts de la scène et du Theater Institut Nederland

Gymnase Gérard-Philipe • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Les 12, 13 et 14 juillet 2008, à 16 heures

Durée : 6 heures

36 € | 30 € | 25 €

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