« Un contre un », Raphaëlle Boitel, Philharmonie de Paris

Un-contre-un-Cie-L-Oubliée © Thomas-Brousmiche

Au bord du cont(r)e

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Librement inspiré des personnages d’Orphée et Eurydice, ce spectacle est le premier de la compagnie L’Oubliée à destination du jeune public. En parallèle d’une version enregistrée, actuellement en tournée, la version live a fait un passage remarqué à la Philharmonie de Paris, où les musiciens d’un quatuor atypique, fondé spécifiquement pour ce projet, ont sublimé la composition d’Arthur Bison.

Dans des espaces sculptés par les éclairages de Tristan Baudoin, deux interprètes apparaissent et disparaissent au gré de leurs acrobaties. Accompagnés en direct par ces instruments à cordes ancestraux, que sont violons, violoncelle et contrebasse, la magie opère. Questionnant la place de la femme et les codes de la société patriarcale, Raphaëlle Boitel bouscule le mythe de façon physique et ludique, mais toujours avec délicatesse, par la grâce et la poésie. Au bord.

© Thomas Brousmiche

Son Orphée est maladroit et son Eurydice une femme forte. Même si elle transpose les enjeux à notre société actuelle, elle s’inspire des personnages de l’histoire initiale, un mythe plus qu’un conte : fils d’Apollon (le dieu grec de la musique), Orphée surpassait le talent de son père, tant il jouait bien. On raconte que sa musique envoûtait, animant jusqu’aux objets qui l’entouraient. Orphée savait autant charmer les bêtes féroces que les arbres, ou même les rochers qui se déplaçaient pour le suivre et l’écouter. C’est ainsi qu’il réussit à entrer aux Enfers pour chercher sa bien-aimée Eurydice.

Tout contre

Pour raconter la place des uns, des autres, l’un près de l’autre, face à l’autre, l’autrice se concentre sur la quête de soi, qui passe selon elle avant tout par l’émancipation. Couple d’un conte revisité, le duo bouleverse alors la relation, défie les stéréotypes, interroge la dualité, l’unité, la dépendance et l’autonomie.

© Thomas Brousmiche

Il la cherche, elle lui échappe, et jamais leurs regards ne se rencontrent. Modulables et transformables, échelle et penderie permettent toutes les audaces. Dehors ou dedans, dans la lumière ou dans le noir, les personnages montent au paradis, ou descendent en enfer, s’approchent ou s’éloignent du danger. Ils sont toujours dans un espace contraint. L’endroit est l’envers de l’autre. Dans les espaces de liberté gagnée, surgissent moult possibilités de transformation. Ensemble, côte à côte, dans le respect de chacun. Aucun des deux n’est dans l’ombre.

Ludique et onirique

Contorsions au sol, acrobaties aériennes et jonglages rythment le spectacle qui décline jeux de mains et de cache-cache. Ce chassé croisé est vraiment réglé comme du papier à musique et très bien chorégraphié sur une musique omniprésente, sauf quelques respirations bienvenues.

Le terrain de jeu est ouvert à l’infini et la poésie jaillit de chaque image : le destin contrarié de cette mariée en bas de l’échelle – boîte de Pandore à barreaux – évoque les luttes féminines contre les schémas imposés. Agrès, castelet ou cage, le portant à vêtements invite à évoluer et aller au-delà des apparences. Derrière le miroir, thème développé dans tout le spectacle ! Le détournement des costumes chatoyants et des accessoires fait référence au surréalisme. Plastique et sensorielle, la lumière produit d’ailleurs d’intéressants effets d’optique. Elle matérialise aussi les états traversés par les interprètes, vraiment excellents.

Une composition musicale

Maintenant une certaine exigence, avec plusieurs niveaux de lecture, Raphaëlle Boitel adopte un ton résolument tragi-comique. Les enfants ne rient pas aux mêmes moments que leurs parents. À chaque spectacle un nouveau défi : les disciplines s’y croisent toujours (cirque, danse, théâtre d’objet), mais cette fois-ci, hormis l’adresse au jeune public, il s’agissait d’intégrer des musiciens en direct, notamment pour répondre à cette commande de la Philharmonie.

Depuis l’origine de la compagnie, l’écriture se fait à six mains, avec Raphaëlle Boitel, Tristan Baudoin et Arthur Bison, présents dès le début des répétitions, pour se nourrir mutuellement. De toutes les aventures, ce dernier a donc, une fois de plus, composé la musique originale. Cette fois-ci, il lui a fallu passer d’un enregistrement au live. Il a dû faire des choix : deux violons, choisis pour leur souplesse, et une contrebasse, retenue pour la densité apportée au propos et les vibrations physiques.

© Tristan Baudoin

Bien que soutenue par des samples électroniques, cette version intègre une dimension plus intimiste. Tandis que les ruptures apportent du nerf au flux, les boucles forment des halos qui stimulent la liberté de tous les interprètes au plateau. Avec vivacité, le quatuor évalue les nuances entre les variations, pour faire vibrer chaque note. Évoluant avec les acrobates, sur la scène et y compris dans le noir, les musiciens jouent sans partition (et le métronome dans les oreilles !). Leur présence fantomatique déclenche de fortes émotions.

Entre fulgurances et phases méditatives, les mélodies imprègnent les images jusqu’à en créer de nouvelles, ce qui nourrit aussi la création lumière. On aime particulièrement les cordes frottées, qui apportent beaucoup d’âme à cette musique inspirée du courant minimaliste. Construite de manière additive, celle-ci est marquée par les influences de Philip Glass ou Steve Reich, du rock progressif, mais aussi du baroque ou de la musique tzigane. Quelle verve ! Impeccable sur le plan technique, intense, cette musique nous élève, à la lisière des rêves les plus fous, pour nous aider à dépasser nos limites, tout en restant libres et vivants, donc pétris de doutes et fiers de nos fragilités. Comme l’Orphée et l’Eurydice de Raphaëlle Boitel. 🔴

Léna Martinelli


Un contre un, cie l’Oubliée

Site de la cie
Mise en scène et chorégraphie : Raphaëlle Boitel
Avec : Alejandro Escobedo et Julieta Salz (acrobates), Elena Perrain (violon), François Goliot (violon), Sarah Tanguy (violoncelle), Clément Keller (contrebasse)
Musique originale : Arthur Bison
Collaboration artistique et lumière : Tristan Baudoin
Costumes : Jean-Philippe Blanc, des ateliers de l’Opéra national de Bordeaux
Assistante artistique : Alba Faivre
Régie lumière et de tournée : Élodie Labat
Régie son, arrangements : Nicolas Gardel
À partir de 6 ans
Durée : environ 50 minutes

Philharmonie de Paris • Salle des concerts – Cité de la musique • 221, av. Jean Jaurès • 75019 Paris
Le 1er février 2023
Infos : 01 44 84 44 84

Tournée version live et enregistrée ici :
• Le 7 février, Scènes et Cinés, Théâtre La Colonne, à Miramas
• Du 19 au 28 mars, plusieurs lieux dont le CDN  de Normandie-Rouen, dans le cadre du Festival Spring, Métropole Rouen-Normandie
• Les 27 et 28 avril, Bonlieu scène nationale, à Annecy

À découvrir sur Les Trois Coups :
La Chute des anges, de Raphaëlle Boitel, par Léna Martinelli
Ombres portées, de Raphaëlle Boitel, par Léna Martinelli

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