Le rêve américain qui vire à la tragédie
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Le metteur en scène belge Ivo van Hove reprend, aux Ateliers Berthier, « Vu du pont », pièce pour laquelle il a reçu le Grand Prix 2016 du Syndicat de la critique. Remarquable !
Vu de loin, c’est une pièce qui peut déplaire : écriture datée, lourdeur psychologique, morale appuyée… Sauf que, ici, l’interprétation proposée est passionnante. L’histoire : Eddie est docker. Toute sa vie, il a travaillé dur, notamment pour offrir une existence meilleure que la sienne à sa nièce, Catherine, qu’il élève avec son épouse depuis qu’elle est orpheline. Celle‑ci a grandi et s’apprête même à voler de ses propres ailes. Surtout que la jeune femme tombe amoureuse d’un clandestin, un lointain cousin sicilien hébergé dans la maison. Mais Eddie ne le supporte pas. Son désespoir va tous les conduire à la catastrophe. Inéluctablement.
Du récit de quelques journées décisives dans la vie de cet homme et de ses proches, l’auteur réussit à tirer la matière d’une intrigue immémoriale, entre l’intime et le social. C’est précisément cela qui a intéressé Ivo van Hove : comment les passions exacerbées d’un individu pouvaient mettre en péril la communauté. En effet, le drame plonge ses racines dans la tragédie grecque : désir incestueux, jalousie mortifère, pouvoirs et sacrifices, trahison et vengeance, loi et liens du sang… Miller, lui-même, le reconnaissait : « Je suis convaincu que l’homme ordinaire est un sujet qui convient tout autant que les rois de jadis à la tragédie prise en son sens le plus élevé. A priori, cela devrait paraître évident, à la lumière de la psychiatrie moderne, qui fonde ses analyses sur les formulations classiques, comme les complexes d’Œdipe et d’Oreste, par exemple. ».
La scène, en avancée au milieu des spectateurs, évoque justement le proscenium de la tragédie antique. Dans ce très beau dispositif trifrontal, un cube s’ouvre laissant apparaître les personnages pris au piège. La scène est comme vue du pont, celui de Brooklyn, qui permet d’observer la vie de ceux qui habitent dans les bas-fonds de New York. L’unité de lieu est réduite au huis clos. L’unité d’action et de temps est aussi respectée. Le narrateur (l’avocat d’Eddie) joue le rôle du chœur en ponctuant l’action – ramassée, intense – de ses souvenirs.
Vu de près : un spectacle remarquable
Tout d’abord, réhabiliter cette pièce de la sorte permet de transformer un fait-divers en tragédie intemporelle, d’universaliser le propos. De plus, cette réflexion politique sur le sort des plus démunis, notamment des étrangers, résonne fort. Vu du pont a été créé en 1955 dans le contexte d’immigration italienne aux États-Unis, mais les clandestins vivent aujourd’hui des épreuves encore pires. Les questions que cela soulève sur la démocratie demeurent. Accueillir son prochain dans sa maison est un premier pas. Salutaire. Le porter, dans son cœur, est une autre affaire.
Ensuite, il faut relever la qualité de la tension dramatique, la beauté des images et la puissance des émotions. Une fois la boîte de Pandore ouverte, l’action qui se joue devant nos yeux est captivante. Le spectateur est comme happé. Si, d’emblée, l’on sait à quoi s’attendre, on espère un miracle, sans doute parce que la violence est accompagnée en contrepoint par la douceur poétique du Requiem de Fauré. Mais la tension, tout d’abord contenue, évolue vite à l’extrême. Et ces personnages pris dans l’engrenage de la fatalité deviennent carrément bouleversants.
Pour éviter le naturalisme, Ivo van Hove a privilégié l’essentiel. Après la douche purificatrice des dockers en fin de journée et la blancheur aseptisée du lieu, succède le déluge biblique du chaos. Entre-temps, dans cet espace abstrait, les personnages s’affrontent jusqu’à fusionner dans ce qui n’est bientôt plus qu’un bourbier sanglant. Quel final grandiose ! Lyrique. Inoubliable !
Nu, sans accessoires, ce plateau scénique laisse surgir de magnifiques images. Il offre surtout la priorité au jeu des comédiens. D’ailleurs, la réussite repose grandement sur la qualité de la distribution et de l’interprétation. Charles Berling, dans le rôle-titre, est particulièrement convaincant. Tout en subtilité, il donne à sentir les contradictions qui l’animent. Caroline Proust, à la présence incandescente, est également poignante. Décidément, de loin, comme de près, ce spectacle mérite vraiment d’être vu. ¶
Léna Martinelli
Vu du pont, d’Arthur Miller
Traduction française : Daniel Loayza
Mise en scène : Ivo van Hove
Avec : Nicolas Avinée, Charles Berling, Pierre Berriau, Fréderic Borie, Pauline Cheviller, Alain Fromager, Laurent Papot, Caroline Proust
Dramaturge : Bart Van den Eynde
Scénographie et lumière : Jan Versweyveld
Costumes : An D’Huys
Son : Tom Gibbons
Photos : © Thierry Depagne
Ateliers Berthier • 1, rue André‑Suarès • 75017 Paris
Réservations : 01 44 85 40 40
Site du théâtre : http://www.theatre-odeon.eu
Courriel de réservation : http://billetterie.theatre-odeon.eu
Du 4 janvier au 4 février 2017, du mardi au samedi à 20 heures, dimanche à 15 heures
Durée : 2 h 50
41 € | 29 € | 19 € | 15 €
Tournée
- Du 13 au 17 février 2017 au De Singel, Anvers (Belgique)
- Du 28 février au 12 mars 2017, au Liberté, scène nationale de Toulon
- Du 21 mars au 1er avril 2017, au Théâtre national de Bretagne, Rennes
- Du 11 au 15 avril 2017, aux Célestins, Lyon
- Du 27 au 29 avril 2017, au Théâtre de la Ville de Luxembourg