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« Électre, Oreste », d’Euripide, la Comédie-Française à Paris

Électre-Oreste-Euripide-Ivo-van-Hove

De boue et de sang

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

En associant « Électre » et « Oreste », Ivo van Hove est revenu à la Comédie-Française, la saison dernière. Un événement qui a marqué l’entrée d’Euripide au répertoire. Le spectacle est repris jusqu’en février. Gore mais à juste titre, cette adaptation rappelle combien la tragédie antique résonne toujours aujourd’hui.

La violence ne cesse d’interpeller Ivo van Hove. Avec cette l’histoire d’un frère et d’une sœur unis dans la vengeance, il poursuit son exploration de la bestialité humaine. Cette fois, il saisit le mythe pour décortiquer l’infernale mécanique de la haine. Le destin macabre des Atrides se révèle effectivement un terrain fertile pour plonger dans les racines profondes du mal humain.

Père d’Électre et d’Oreste, Agamemnon est assassiné par sa femme Clytemnestre et son amant Égisthe. Oreste est envoyé en exil quand Électre, bannie, vit dans le dénuement aux portes de la ville. Quinze ans plus tard, Égisthe (qui règne désormais à Argos) lance un appel au meurtre d’Oreste. C’est ici que débute la pièce, lorsque ce dernier, obéissant à un oracle d’Apollon, décide de retrouver sa sœur et venger avec elle la mort injuste de leur père.

De bruit et de fureur

Dans ces destins meurtriers, le directeur de l’Internationaal Theater Amsterdam lit les ressorts de tout processus de radicalisation qu’il décryptait déjà dans les Damnés de Visconti : « Ce qui me bouleverse, et qui est commun aux deux histoires, c’est de voir ces jeunes gens (Martin et Gunther dans les Damnés ; Électre, Oreste et Pylade dans Électre / Oreste) basculer dans la violence la plus extrême pour des raisons touchant à l’intime, loin de toute idéologie. Cette histoire est comme un incendie irrationnel. »

En deux petites heures, il va à l’essentiel, recentrant l’intrigue sur les rapports entre Électre et Oreste. Ensemble, ils vont tenter de détrôner l’usurpateur qui règne aux côtés de leur mère. La jeune femme pousse son frère à aller plus loin dans leur vengeance. Oreste s’exécute mais est vite gagné par des accès de démence, le matricide étant alors considéré comme le plus grand des crimes. En attendant le jugement définitif des habitants d’Argos, ils tentent de plaider leur cause, mais nul ne sort indemne de cette épopée vengeresse.

Tout s’enchaîne très vite, avec une action concentrée dans un même lieu. Transformée en bourbier, la scène de la Comédie-Française est méconnaissable. En son centre, se dresse une sorte de blockhaus, une boîte noire faisant office de masure comme de tombeau, voire de palais à prendre d’assaut, un trou noir qui aspire les victimes avant de les dégueuler. Nous sommes loin des arcanes du pouvoir, dans un no man’s land, un maquis où germe la colère.

Enlisement

Si on ne voit aucun des meurtres, les deux cadavres ensanglantés sont bel et bien exposés. Car on en aura du sang, de la boue et des larmes ! Glaise, litres d’hémoglobine, fumigènes à gogo… Ivo van Hove ne lésine pas sur les moyens. En fond de scène, derrière une rangée des cuivres, timbales et percussions, les musiciens ponctuent chaque moment et créent un univers oppressant. Galvanisée par le chœur qui se livre à des Bacchanales, Électre émascule Égisthe à coups de dents, tandis qu’Oreste vient fouiller de sa main les entrailles de sa mère. À côté, Game of Thrones est de la gnognote.

Organique et tribale, la mise en scène laisse libre cours aux passions. Un peu trop, à notre goût. De manière générale, la direction d’acteurs manque de précision. Comme Euripide, Ivo van Hove s’est sans doute laissé gagner par une sorte de fascination pour la folie, mais cela n’empêchait pas l’ambiguïté, le trouble, bien au contraire.

De fait, l’interprétation est souvent peu nuancée avec des problèmes d’élocution pour certains ou de postures pour d’autres. Bien loin de la princesse antique, Suliane Brahim déploie une énergie sans borne pour incarner la rebelle. Incandescente, elle électrise le plateau, sans craindre la grandiloquence. Christophe Montenez incarne un Oreste tiraillé entre haine et désespoir, rongé par la culpabilité. Mort-vivant pathétique ! Si Loïc Corbery est aussi un Pylade poignant et Bruno Raffaelli excelle en homme bienveillant, Denis Podalydès (Ménélas) est presque transparent, Didier Sandre (Tyndare) frôle le ridicule et Elsa Lepoivre ne convainc pas vraiment. Quant au chœur, il n’est pas mis en valeur par les chorégraphies de Wim Vandekeybus, dont les enchaînements plombent le spectacle, plutôt qu’ils n’apportent de respirations. Quel dommage !

Tragiquement actuel

Reste que la partition n’est pas aisée. Les interprètes évoluent sur un terrain glissant et certains à corps perdus. Cela crée d’ailleurs des images saisissantes. À droite, court une longue passerelle de bois, par laquelle les protagonistes du drame venus du palais sont pris au piège. Clytemnestre y perd un escarpin avant de tomber sous les coups de son fils. Oreste et Pylade, exilés dans le luxe, arrivent aussi de là. Ils portent les mêmes costumes stricts qui, maculés de sang et de glaise, les rendront ensuite interchangeables. Corps aussi recouverts de boue, Oreste et Électre forment un seul bloc de haine, enlacés, jusqu’à ce que ce dernier soit comme aspiré dans les Enfers. Les éclairages soulignent les contrastes entre le bleu roi et le camaïeu de bruns, sculptent l’espace, transforment la scène en véritable champ de bataille.

Électre-Oreste-Euripide-Ivo-van-Hove © Hans Lucas
© Hans Lucas

Outre la magnifique scénographie, relevons la qualité du travail dramaturgique. Au-delà de la férocité, Ivo van Hove et Bart Van den Eynde exploitent la brutalité et le réalisme auquel Euripide était attaché, déjà à son époque, focalisant ses pièces sur les exilés, plutôt que les personnages au pouvoir. Ils ont trouvé là matière à faire écho à notre monde contemporain. L’injustice subie par des exclus, des invisibles, des impuissants, n’alimentent-elle pas toujours une sauvagerie qui perpétue le crime ?

Barbare, Électre fait de son frère le bras armé de la vengeance. Fanatiques, ils ne reculent devant rien : égorger Hélène et sa fille Hermione prises en otage. Oui, la maison de Tantale s’embrase. Jusque sur le toit, plus près du ciel et face à une loi inefficace, la dernière image évoque le terrorisme d’aujourd’hui et ces jeunes Européens embrassant le djihad. Glaçant ! Bien que brillant de mille feux, l’apparition d’Apollon lui-même, n’est pas parvenue à donner le coup d’arrêt à cette hémorragie : Ivo van Hove ne pouvait pas terminer sur un deus ex machina, d’ailleurs mis en scène de façon délibérément ridicule. Malgré tous ses excès, puisse ce spectacle exorciser la violence de notre monde. 

Léna Martinelli


Électre / Oreste, d’Euripide

Mise en scène : Ivo van Hove

Traduction : Marie Delcourt Curvers

Traduction française parue aux Éditions Gallimard dans la collection « Folio théâtre

Avec : Claude Mathieu, Cécile Brune, Sylvia Bergé, Éric Genovese, Bruno Raffaëlli, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Suliane Brahim, Benjamin Lavernhe, Didier Sandre, Christophe Montenez, Rebecca Marder, Julie Sicard, Gaël Kamilindi ; les comédiens de l’Académie Peio Berterretche, Pauline Chabrol, Olivier Lugo, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer ; les musiciens (en alternance) Adélaïde Ferrière, Emmanuel Jacquet, Rodolphe Théry, Othman Louati, Romain Maisonnasse et Benoît Maurin

Version scénique : Bart Van den Eynde et Ivo van Hove

Scénographie et lumières : Jan Versweyveld

Costumes : An D’Huys

Musique originale et concept sonore : Éric Sleichim

Travail chorégraphique : Wim Vandekeybus

Dramaturgie : Bart van den Eynde

Assistanat à la mise en scène : Laurent Delvert

Assistanat à la scénographie : Roel Van Berckelaer

Assistanat aux costumes : Sylvie Lombart

Assistanat aux lumières : François Thouret

Assistanat au son : Pierre Routin

Assistanat au travail chorégraphique : Laura Aris

Durée : 2 heures sans entracte

Comédie-Française • salle Richelieu • 1, place Colette 75001 Paris

Du 25 octobre 2019 au 16 février 2020 (calendrier ici)

Réservations : 01 44 58 15 15 ou en ligne

De 5 € à 42 €

Spectacle créé le 27 avril 2019 Salle Richelieu en partenariat avec le Festival d’Athènes et d’Épidaure et présenté au Théâtre antique d’Épidaure les 26 et 27 juillet 2019


À découvrir sur Les Trois Coups :

☛ Les Damnés, d’après Luciano Visconti, par Lorène de Bonnay

☛ Tragédies romaines, de Shakespeare, par Olivier Pansieri

 The Hidden Force, d’après Louis Couperus, par Maxime Grandgeorge

☛ Vu du Pont, d’Arthur Miller, par Léna Martinelli

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