Qualité suisse
Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups
Avec une comédie composée sur le motif de ce lit confortable, Christoph Marthaler livre un bonbon chocolaté sympathique et plein d’humour, bien léché et réglé comme une horloge suisse. Un peu trop peut-être ?
Une chambre d’hôtel, passablement bourgeoise, dans un style ringard fleuri – papier peint bleu pâle, fleurs artificielles, grands placards, salle d’eau rose et lit king size. Sur une petite musique au synthétiseur, une voix d’ascenseur indique en huit langues les consignes concernant les bruits fortement encouragés pendant le spectacle (!), tandis que les lumières tamisées nous révèlent une silhouette endormie sous les couvertures. Vos yeux se ferment, un sourire perdu sur vos lèvres… lorsque… ah, tiens ! Voilà que l’homme se réveille, se lève, s’habille et se lave tout en entonnant une chanson guillerette, bientôt rejoint par des voix provenant de l’envers de ce décor hautement soporifique. Le spectacle musical peut alors commencer, et cette curieuse chambre accueillir une galerie de situations et de figures plus loufoques les unes que les autres, qui, pendant plus d’une heure, furèteront, arpenteront et hanteront le moindre de ses nombreux recoins.
Est-ce une comédie musicale ? Une pièce de boulevard ? Du théâtre contemporain postdramatique ? King Size saute allègrement et à pieds joints dans chacune de ces formes, se pelotonne dans leurs poncifs au point d’en retourner l’effet et d’en offrir une parodie tendre et pleine d’humour. On retrouve bien ici la marque de Marthaler, cette ringardise un peu timbrée, ce kitsch bien élevé qui fait le charme fou de ses créations, reconnaissables entre mille. Ni œuvre musicale, ni pièce dramatique à proprement parler, le spectacle agrège et juxtapose en un pot-pourri foutraque chansons pop à la sauce Eurovision, leitmotivs de Wagner, mélodies paillardes, cantates de Bach et airs populaires passablement niais, accumulant les références comme autant d’associations d’idées sur le mode du rêve pour un résultat hybride en forme de collage surréaliste, où l’autodérision règne en maître. Un second degré présent en permanence, sans lequel l’ensemble serait d’ailleurs d’une lourdeur et d’un ennui mortel… D’un bout à l’autre, les situations absurdes se succèdent avec une virtuosité rythmique dont la mécanique exacte, si elle exclut toute improvisation, n’en suscite pas moins la spontanéité du rire, parfois jusqu’aux larmes.
Dans cette dramaturgie plus orchestrée qu’écrite, les quatre interprètes sont les instruments singuliers d’une partition de haute précision, qu’ils habitent de leur présence physique et vocale. Accompagnés au piano par Bendix Dethleffsen, les comédiens et chanteurs Michael von der Heide et Tora Augestad livrent un duo comique réjouissant, le petit ténor athlétique à la voix légèrement nasillarde offrant le contrepoint improbable de la soprano géante et bien plantée, dont la superbe voix emplit la salle avec assurance. À leurs côtés, la comédienne Nikola Weisse, d’une impassibilité désopilante, est époustouflante de sobriété dans son interprétation d’une vieille femme intrusive, transformant cet espace supposé intime en un lieu de passage et d’exposition de ses petites mesquineries. L’effet comique n’en est que plus féroce. La rythmique de son jeu, parfaitement mesurée au millimètre et au quart de silence près, confère à sa présence une valeur musicale aussi importante que celle des autres interprètes, dont elle marque le tempo.
Neutralité suisse et romance pantouflarde
L’ensemble est à mourir de rire, de bonne facture – même l’ennui contribue à la réussite de ce spectacle construit autour du motif du lit et de l’endormissement. Mais est-ce là tout ? L’art parodique de Marthaler, qui consiste à faire une chose tout en la tournant malicieusement en dérision, introduit une distance dont le premier effet, humoristique, laisse aussi percevoir un regard doucement nostalgique et désabusé sur nous autres humains. Comme un vieux sage qui en aurait vu de belles, en serait revenu et se contenterait depuis d’observer ses semblables avec bonhomie, tout en se riant de leurs petits travers. Cette forme de neutralité parcourt le spectacle, ni tout à fait affirmatif ni radicalement critique, qui ne juge ni ne prend parti. Un écho à la culture de compromis familière du Suisse-Allemand Christoph Marthaler, plurilingue, ordonnée, confortable et conciliante, sans manquer toutefois d’humour et de folie douce ?
On ne boude pas son plaisir, et pourtant on ne peut se cacher non plus que ce confort, même de qualité, n’est qu’un masque de sommeil pour oublier une réalité laissée au-dehors. Reflet nostalgique d’un paradis perdu de l’insouciance, King Size relève d’un théâtre contemporain qui aurait atteint l’âge de la retraite et n’aspirerait plus qu’à un sommeil rassurant. Un spectacle à suçoter comme un bonbon chocolaté abandonné sur l’oreiller d’un hôtel haut de gamme, mais d’un autre temps… ¶
Marie Lobrichon
King Size
Conception et mise en scène : Christoph Marthaler
Direction musicale : Bendix Dethleffsen
Avec : Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Michael von der Heide, Nikola Weisse
Scénographie : Duri Bischoff
Costumes : Sarah Schittek
Dramaturgie : Malte Ubenauf
Lumière : Heidevoegelinlights
Photos : © Simon Hallstrom
Spectacle en allemand surtitré en français
Production : Theater Basel / Théâtre Vidy-Lausanne
Avec le soutien de Pro Helvetia – fondation suisse pour la culture
Théâtre du Gymnase • 4, rue du Théâtre-Français • 13001 Marseille
Téléphone : 04 91 24 35 24
Du mardi 15 au vendredi 18 mars 2016 à 20 h 30 (sauf mercredi 16 à 19 heures)
Plein tarif : 9 € / 17 € / 25 € / 29 € / 35 €
Tarif réduit : 9 € / 15 € / 23 € / 26 € / 29 €