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« le Cas Blanche‑Neige », de Howard Barker, Odéon‐Théâtre de l’Europe à Paris

le Cas Blanche-Neige © Frédéric Démesure

Conte cruel

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

Howard Barker n’a pas inventé Blanche-Neige, mais les frères Grimm non plus. Une preuve de plus que le théâtre (et la littérature tout entière) fonctionne avec un nombre limité d’histoires ? Il est plutôt rare que d’un conte on fasse une tragédie. Comme dans la première pièce du cycle que lui consacre l’Odéon-Théâtre de l’Europe en ce début d’année (« Gertrude (le Cri) »), l’auteur opère un subtil travail de réécriture. Il s’agit d’une reprise, puisque le spectacle, mis en scène par Frédéric Maragnani, a été créé à l’automne 2005 au Théâtre de Suresnes -Jean‑Vilar, dans une distribution presque identique. Logique imparable de l’intrigue, mise en scène parfaitement rodée, humour savamment distillé, interprétation irréprochable, ce spectacle friserait-il la perfection ?

Si l’on en croit les psychanalystes, l’histoire de Blanche-Neige nous parle du passage à l’âge adulte, de l’éveil à la sexualité et de la jalousie mère-fille. La pièce de Barker, sous-titrée « Comment le savoir vient aux jeunes filles », les prend en quelque sorte au pied de la lettre. Qu’on en juge plutôt : Blanche-Neige, fascinée par sa belle-mère à la féminité souveraine (d’Angleterre), aimerait bien devenir une femme elle aussi. Et donc elle fait tout pour imiter sa marâtre. La reine se promène toute nue dans la forêt ? Blanche-Neige aussi. La reine couche avec le bûcheron ? Blanche-Neige aimerait bien en faire autant, mais le bûcheron trouve que là, quand même, ça commence à faire beaucoup. La reine, elle, ne s’arrête pas en si bon chemin. Véritable femme fatale, elle poursuit ses conquêtes et se met à fricoter avec le roi d’Irlande. L’histoire tournera franchement mal lorsque viendra le tour du jeune prince, fiancé de la jeune fille.

Contrairement à ce que laisserait supposer le titre, c’est la reine qui est au centre de l’histoire. Cette femme narcissique passe son temps, comme dans le conte, à user les miroirs (dans la pièce, trouvaille géniale, les miroirs sont portés par une vieille femme !), tandis que Blanche-Neige, jalouse, ne lui parle que de ses rides. La jeune Céline Milliat-Baumgartner joue très bien l’ambivalence des sentiments de cette adolescente pressée de grandir, perdue dans sa quête d’identité, aux antipodes (déjà par son physique) du personnage mièvre du film de Walt Disney. « J’aurais pu vous aimer tant », regrette-t-elle un instant. « Pour me faire aimer de vous, il m’eût fallu cesser d’être moi-même », répond la reine.

Cette reine presque irréelle, qui se fige parfois comme une statue, est incarnée par Marie‑Armelle Deguy. En robe droite et talons hauts, elle arpente le plateau d’une démarche irrésistible, quelque part entre la poupée mécanique et le top-modèle. On songe à certains moments à ces actrices longilignes filmées au ralenti dans les films de Wong Kar‑wai. « Je n’ai vu aucune femme qui sache se tenir ou marcher comme vous », lui dit son mari. On a le sentiment que le roi – un Christophe Brault plutôt hagard –, subjugué comme tous les hommes, sera conduit au pire, moins à cause des infidélités répétées de sa femme que du fait de cette insupportable perfection.

Pour donner un cadre à ce récit initiatique, le metteur en scène a su créer un univers à la fois familier et déconcertant. Les comédiens évoluent dans un décor à la simplicité géométrique, dont les couleurs acidulées évoquent peut-être le temps de l’enfance. Deux portes coulissantes, au centre du plateau, s’ouvrent de temps à autre sur un ailleurs : les scènes de la forêt, le lieu de l’interdit. Loin de tout réalisme, cet univers onirique nous situe ainsi dans une ambiguïté permanente – entre innocence et dépravation. Incontestablement, cette mise en scène est adéquate, et exerce même sur le spectateur une vraie fascination. On a le sentiment que Christian Maragnani, emboîtant le pas au dramaturge, s’est amusé à représenter la vérité cachée derrière l’histoire enfantine. Cet espace scénique ne devient-il pas quelque chose comme le théâtre de l’inconscient ?

Ce qui est sûr, c’est que si la tragédie implique la révélation en pleine lumière de la vérité des comportements, cet espace vide, surexposé, où tout est mis à nu, constitue un cadre idéal. Car cette reine hautaine, décidée à aller au bout de ses désirs, est bien un personnage tragique. Ce que le roi ne peut pas lui pardonner, c’est d’avoir commis cette transgression irréparable : tomber enceinte du fiancé de Blanche‑Neige, avoir « noué ignoblement les cordes de la dynastie ». Cette femme irréconciliable, enfermée dans sa solitude, est un personnage typiquement « barkerien », qui rappelle fortement l’héroïne de Gertrude (le Cri).

Paradoxalement, et c’est peut-être le seul reproche que l’on puisse faire au travail de Maragnani, cette dimension tragique tarde à se manifester. C’est que le metteur en scène a fait le choix d’exploiter avant tout le potentiel comique du texte, qui joue à subvertir les codes du conte traditionnel. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une mise en scène charnelle, violente, le jeu légèrement outré des acteurs distille au contraire tout au long de la pièce un humour subtil, à la limite de la parodie. Il faut attendre la grande scène finale, celle du supplice de la reine, pour se trouver plongé en plein cauchemar.

Même s’il s’agit d’une lecture très personnelle de l’œuvre, Maragnani assume jusqu’au bout ses choix, et propose un spectacle très visuel, esthétiquement cohérent et parfaitement maîtrisé. Signalons pour finir les deux derniers spectacles du cycle : les Européens à partir du 12 mars 2009, Tableaux d’une exécution à partir du 26 mars 2009, tous deux mis en scène par Christian Esnay. (Pour plus d’informations, voir www.theatre-odeon.fr). 

Fabrice Chêne


le Cas Blanche‑Neige, de Howard Barker

Mise en scène : Frédéric Maragnani

Texte français : Cécile Menon

Avec : Marie‑Armelle Deguy, Christophe Brault, Céline Milliat‑Baumgartner, Jean‑Paul Dias, Isabelle Girardet, Émilien Tessier, Patricia Jeanneau, Laurent Charpentier, Jérôme Thibault

Scénographie : Camille Duchemin

Lumière : Éric Blosse

Son : Benjamin Jaussaud

Costumes : Sophie Heurlin

Photo : © Frédéric Démesure

Odéon-Théâtre de l’Europe • Ateliers Berthier • angle de la rue André‑Suarès et du boulevard Berthier • 75017 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40

www.theatre-odeon.fr

Métro : (ligne 13) et R.E.R. C Porte-de‑Clichy

Du 4 au 20 février 2009, du mardi au samedi à 20 heures ; le dimanche à 15 heures

Durée : 1 h 30

26 € | 13 €

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