« Leïla se meurt », d’Ali Chahrour, cloître des Célestins à Avignon

« Leïla se meurt » © Christophe Raynaud de Lage

Entre anthropologie et danse, la voie est rude !

Par Lise Facchin
Les Trois Coups

Après « Fatmeh », Ali Chahrour poursuit sa recherche sur les rites funéraires chiites au travers de l’histoire de Leïla, pleureuse de son métier. Un spectacle riche et touchant, mais difficile d’accès pour le public non averti.

À la sortie, c’est certainement l’œuvre dont j’ai le plus discuté, au sens premier du terme. Indéniablement et c’est bien rare, il suscite bien plus d’interrogations que d’avis tranchés. De quoi parle‑t‑on ? Est-il possible de faire du spectacle dans une démarche de recherche anthropologique et sans explications didactiques ? Peut‑on recevoir cette proposition sans rien connaître du contexte dont il est question ? À la fin, une sorte d’étrange perplexité baignait les spectateurs, un état d’indécision, d’impossibilité de se positionner, ni de savoir, finalement, ce qu’ils avaient véritablement vu.

Car, enfin, c’est une drôle de chose que cet objet scénique, musical, performatif, documentaire. La trame est celle d’un décès, ou plutôt d’une série de décès qui conduisirent Leïla à pleurer sa mère, son père, ses frères et son mari, pour finir par embrasser la carrière de pleureuse. Ainsi, Ali Chahrour prend la place du mort et s’en suivent tous les rites qui s’imposent, soutenus par une partition musicale de toute beauté et une tentative discontinue d’en chorégraphier les gestes.

Rarement, je me suis concentrée autant pour essayer de lire une succession d’évènements sur une scène. Plus rarement encore ai-je éprouvé une telle difficulté à comprendre, à tenir ce fil pourtant présent. La scénographie dépouillée, tout à la fois belle et grave, n’aidait pas beaucoup. Un splendide tapis rougeoyait en effet dans la pénombre du cloître des Célestins, sur lequel était posée une simple chaise, puis, de part et d’autre, les instruments dont les musiciens quittaient volontiers l’espace familier pour entrer dans le jeu scénique.

Spectateur ethnographe

C’est un peu comme si la position du spectateur était bousculée pour qu’il devienne un observateur placé devant une étrangeté, au sens le plus naïf. Cette situation, je ne pouvais pas en mesurer la portée. Impossible de déceler avec certitude ce qui relevait d’un rite reproduit à l’identique et ce qui avait été modifié par le prisme de l’art. Je ne pouvais que rester attentive, tendue vers la scène, interdite et interloquée. Prendre l’étrange sans a priori. Comme un ethnographe. Drôle d’expérience que celle qui mélange finalement deux pratiques du regard et de la passivité de l’observation : celle du spectateur recevant une œuvre vivante, et celle de l’ethnologue face à une culture et des pratiques inconnues qu’il s’agit de décrypter.

Car, à l’évidence, le public libanais chiite sera en mesure de faire face à ce spectacle d’une tout autre manière. Il saura départager l’art du rite. Et c’est un peu frustrant de saisir aussi peu et de n’apprendre finalement rien au bout de cette heure attentive. Même si l’on est ému par l’histoire et les chants de cette vieille dame, qui semble n’être à aucun moment dans un jeu de scène (d’ailleurs et c’est révélateur, je l’ai aperçue dans les rues d’Avignon vêtue à l’identique !) ; même si l’on perçoit clairement, sans qu’elle ne soit jamais dite, la guerre terrible, effroyable faucheuse des hommes du Liban, et que l’on a cette drôle d’impression d’assister à un moment intime et précieux, il reste une sorte d’inachevé, d’incomplétude dans notre expérience de spectateur. Comme si l’on avait lu une grande étude d’anthropologie sans en piper mot.

La démarche d’Ali Chahrour est nouvelle, c’est certain. À vouloir inventer une pratique de danse contemporaine issue de la gestuelle de son monde, indéniablement, il tient quelque chose de profond. Pourtant, il n’en est qu’au début. Au tout début. Et je ne serai pas étonnée que le plus important soit à venir, quand le cahot entre les signes et leur utilisation artistique se sera amorti. D’ici là, ce jeune artiste n’a plus qu’à retrousser ses manches et à poursuivre son exigeant chemin. 

Lise Facchin


Leïla se meurt, d’Ali Chahrour

Mise en scène : Ali Chahrour

Avec : Ali Chahrour, Leïla Chahrour, Ali Hout, Abeit Kobeissi

Chorégraphie : Ali Chahrour

Dramaturgie : Junaid Sarieddine

Scénographie : Nathalie Harb

Lumière : Guillaume Tesson

Costumes : Bird on a Wire

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

Cloître des Célestins • place des Corps‑Saints • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 14 14 14

Site : http://www.festival-avignon.com/fr

Du 21 au 23 juillet 2016 à 22 heures

Durée : 1 h 20

Tarifs : 28 € │ 22 € │ 14 € │ 10 €

Spectacle en arabe surtitré en français

Tournée :

  • Les 15 et 16 septembre 2016 au T.B.A. Festival de Portland (États-Unis)
  • Du 22 au 24 septembre 2016 au Montréal Arts Interculturels (Canada)
  • Les 31 janvier et 1er février 2017 au Festival de Liège (Belgique)

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