Pour mieux comprendre l’œuvre de Joël Pommerat
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Actes Sud a publié non seulement toutes les pièces de Joël Pommerat, mais un entretien et un essai de l’auteur lui-même. C’est au tour de Marion Boudier de livrer une analyse fort intéressante de cet artiste majeur qui a reçu, entre autres, le grand prix du Théâtre de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre dramatique.
Depuis vingt‑cinq ans, Joël Pommerat, avec la compagnie Louis-Brouillard, cherche à rendre le réel à son plus haut degré de vérité et d’intensité en scène. À travers le récit du travail en compagnie, la description du processus d’écriture des spectacles et l’analyse des grands thèmes développés par cet auteur-metteur en scène, ce livre est une première étude de ces années de recherche.
Marion Boudier fait bien entendre tous les enjeux et les replace parfaitement dans leur contexte (esthétique, historique et politique). Cela donne au lecteur des repères dans le parcours et la démarche créatrice de Joël Pommerat, qui ne monte que ses propres textes, en soulignant la singularité de son écriture avec le plateau. La deuxième partie est plus analytique : partant de la pensée du réel développée par l’auteur, elle s’intéresse à ce qu’il appelle « le trouble », aux causes de cette perplexité et au type d’engagement proposé au spectateur, entre fascination, étrangeté et distance critique. Cette volonté qu’à l’écrivain de creuser des écarts de perception et d’interprétation d’une même réalité, Joëlle Gayot l’avait déjà bien restituée dans son livre d’entretien, d’ailleurs titré Joël Pommerat, troubles.
Docteur en arts du spectacle et agrégée de lettres modernes, Marion Boudier a écrit plusieurs articles sur le théâtre contemporain et sur l’œuvre de Joël Pommerat, qu’elle connaît bien puisqu’elle travaille pour lui comme dramaturge. Plutôt qu’un pensum universitaire, son essai reste donc concret, en prenant notamment appui sur d’importantes recherches, en amont des répétitions, menées par l’ensemble des collaborateurs, acteurs inclus. Ainsi, on comprend mieux pourquoi Joël Pommerat a bâti son répertoire et comment il conçoit ses spectacles, en perpétuelle évolution, comme ses comédiens que l’on voit vieillir au fil des reprises. En 2003, le jour de ses quarante ans, celui-ci a en effet proposé à Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Pierre‑Yves Chapalain, Lionel Codino, Philippe Lehembre, Ruth Olaïzola et Marie Piemontese de monter avec eux une pièce par an pendant quarante ans. Depuis, ces acteurs nous sont devenus familiers. Le travail de va-et-vient entre plateau et écriture est finement décrit, ainsi que cette riche activité d’équipe, à l’origine d’une aventure artistique et humaine unique en son genre.
Le théâtre comme lieu d’expérience et d’expérimentation
L’absence de hiérarchie ne concerne pas que le texte et la mise en scène. Tous les éléments artistiques sont considérés à parts égales. Le processus de création est là encore spécifique. En effet, la scénographie est souvent à l’origine de l’impulsion, avec un univers sonore reconnaissable entre tous (amplification des voix, play-back, voix off). L’espace et la lumière nourrissent la dramaturgie. Les fameux noirs d’Éric Soyer et autres effets d’éclairage ne contribuent-ils pas à rendre cette écriture cinématographique ?
Marion Boudier démontre bien comment Joël Pommerat traite de l’homme et de ses valeurs, élaborant, de spectacle en spectacle, un condensé de la société où le dérisoire côtoie le tragique, où l’épique se marie à l’intime, où merveilleux et réalisme font bon ménage. Car, outre les contes (le Petit Chaperon rouge, Pinocchio, Cendrillon), qu’il sait très bien se réapproprier, Joël Pommerat n’a pas son pareil pour décrire le monde du travail (la Grande et Fabuleuse Histoire du commerce, Ma chambre froide [et ici]), les cercles du pouvoir (Au monde, D’une seule main, les Marchands [et ici]) et les relations familiales (Cet enfant) en interrogeant ce qui donne aux individus le sentiment d’exister. Un univers tout en clairs-obscurs, avec des personnages ambivalents évoluant dans des histoires étranges qui créent du trouble. Un trouble enclin à faire se questionner le spectateur sur son positionnement dans la société.
Loin de fixer le sens de cette démarche artistique passionnante, cet essai propose de saisir les variations d’une œuvre en constante réinvention. Pour preuve, Ça ira (1), fin de Louis, la dernière création, riche en nouvelles sensations, à l’occasion de laquelle la compagnie a remis en cause quelques-uns de ses grands principes. Et la prise des risques n’est pas qu’artistique !
En décrivant le fonctionnement atypique de la compagnie, Marion Boudier explique, qu’en plus de faire œuvre originale, cet artiste est également parvenu à rendre sa pratique exemplaire. En effet, les subventions publiques comptent pour 10 % dans l’économie générale de la compagnie qui refuse, malgré tout, le mécénat privé. Les tournées jouant un rôle prépondérant dans l’équilibre financier. Et si les résidences (espace Malraux, scène nationale de Chambéry et de la Savoie, Théâtre des Bouffes-du-Nord) et le statut d’auteur associé (à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Théâtre national de Belgique, Théâtre Nanterre-Amandiers) fournissent une grande partie des moyens de la création, ils n’entravent pas l’indépendance de décision. Là encore, Anne de Amézaga, codirectrice de la compagnie, travaille avec le ministère de la Culture pour que soit inventé un statut spécial de « C.D.N. hors sol ». Pour sûr, nous n’avons jamais fini d’être étonné avec Joël Pommerat. ¶
Léna Martinelli
Avec Joël Pommerat, un monde complexe, de Marion Boudier
Actes Sud-Papiers, collection « Apprendre », 2015
10 × 19 cm, 188 pages, 16 €
Site : http://www.actes-sud.fr
Photo : © D.R.