Entretien avec Patrick Grégoire, auteur et metteur en scène de « Métallos et dégraisseurs », Théâtre du Bourg‑Neuf à Avignon

Patrick Grégoire © Marie Barral

ArcelorMittal monte sur les planches

Par Marie Barral
Les Trois Coups

L’histoire au théâtre d’une industrie qui défraye tant la chronique des journaux, la barbe ? Que nenni ! « Métallos et dégraisseurs » passionne le spectateur, qu’il soit ou non directement concerné par les déboires de la métallurgie française. En cause : l’universalité et la richesse du propos, la mise en scène inventive, ou le jeu enthousiaste des cinq comédiens. Rencontre avec Patrick Grégoire, un auteur et metteur en scène à l’écoute du monde.

Vous avez rédigé le texte à partir de quarante heures d’interviews recueillies par Raphaël Thierry, un homme dont une grande partie de la famille a travaillé à l’usine de Sainte-Colombe-sur-Seine (Côte-d’Or). La pièce dure une heure et demie. Comment avez-vous fait le tri ?

Plus que l’histoire d’une usine en particulier, j’ai pris le parti de faire le récit de la débandade de l’industrie française. Je devais donc choisir des paroles individuelles qui fassent résonner une histoire universelle. Certains propos ont été gardés tels quels, j’en ai inséré d’autres dans des dialogues imaginés, afin de donner du rythme au texte et de préparer de futurs rebondissements.

Après avoir tout retranscrit, j’ai classé les propos par thématiques. Des forges du xixe siècle à l’usine dégraissée d’aujourd’hui : la chronologie a naturellement découlé de ces thématiques.

Le 23 juillet 2013, le soir de la centième, le maire de Sainte-Colombe descendu à Avignon pour l’occasion rappelait qu’en 1975, dans une commune de 1 300 habitants, l’usine employait quelque 600 personnes. C’était un pari risqué d’aborder un sujet si sensible, mais vous vous en sortez « formidablement », pour reprendre le terme de l’élu, Francis Castella. Votre mise en scène y est pour beaucoup, car elle transforme des faits documentaires en un spectacle artistique. Outre la volonté d’inscrire cette épopée locale dans une histoire plus universelle, quel a été votre moteur ?

Je crois beaucoup en un phénomène naturel : l’intuition. Je n’ai donc pas de recette, simplement une vague idée que j’affine en l’appliquant. Outre l’intuition, seule l’expérience peut nous aider à cerner les situations plus rapidement.

La formation à l’art théâtral se développe beaucoup aujourd’hui. Mais ceux que j’estime être les plus grands créateurs (en matière de théâtre) du xxe siècle − Bertolt Brecht, Antoine Vitez, Peter Brook… – n’ont suivi aucune formation. En revanche, ils étaient très à l’écoute du monde. La curiosité me semblant indispensable pour créer, je lis beaucoup sur divers sujets : économie, science, histoire, etc.

Par ailleurs, si ma famille n’a pas été aussi plongée dans l’activité métallurgique que les habitants de Sainte-Colombe, je suis moi-même petit-fils d’un ouvrier qui travaillait sans cesse, soit à l’usine soit à son champ (le texte lui est dédié). J’ai un véritable attachement pour ces gens dont on ne parle pas.

Raphaël Thiéry joue les ouvriers-tréfileurs qui se succèdent de père en fils. Comment dirige-t-on un comédien aussi concerné par le sujet de la pièce qu’il joue ?

Dans Écoute donc voir…, que je mets en scène et qui est actuellement à l’affiche du Off [à l’Isle 80, jusqu’au 31 juillet], son jeu et sa vie privée sont encore plus intriqués puisqu’il joue sa propre histoire. « J’imagine que le personnage est un autre que moi », explique Raphaël, dans le cas de cette pièce. Pour Métallos et dégraisseurs, il agit de même : il n’est pas son père ou son grand-père, mais un ouvrier qui s’inscrit dans une histoire plus générale.

L’usine de Métallos et dégraisseurs est personnifiée, puisque représentée par un comédien qui perd peu à peu ses accessoires. Comment la scénographie s’est-elle construite ?

Au départ, nous avions, en plus du personnage de l’usine, fabriqué des machines. Ayant pris le temps de les construire, nous voulions absolument les installer sur scène, mais cela ne fonctionnait pas : en comparaison avec la grandeur des machines réelles, les nôtres paraissaient ridicules. En revanche, que l’usine soit incarnée par un comédien était évident pour moi dès le départ : les interviewés en parlaient comme d’une véritable personne. En outre, le comédien-usine pouvait prendre en charge des propos surréalistes.

Les comédiens sont à la fois dans et hors de la pièce : ils commentent régulièrement leur jeu. Pourquoi cette distance ? Simplement pour expliquer les changements de rôle des comédiens et, ainsi, faciliter la compréhension du spectateur ?

En cours d’écriture, j’en ai eu marre de mon texte. Il me fallait créer des ruptures pour le dynamiser. Or l’œuvre de Brecht m’a convaincu de la nécessité de la distance pour respirer devant une pièce. À l’inverse, je ne voulais pas tomber dans « du Zola », dans un récit uniquement réaliste. Je voulais m’amuser. La pensée doit être joyeuse, faisait valoir le metteur en scène Jean‑Louis Hourdin, lors d’un stage sur les métiers du théâtre. Effectivement : on ne doit pas s’ennuyer à penser. Au contraire, la joie et l’amusement facilitent la pensée.

Métallos et dégraisseurs n’a jamais franchi les portes d’un théâtre national. Quelle est votre explication ?

Il est clair que le sujet politique fait peur, mais on m’a en général rétorqué que le décor était laid ! Comme si le décor empêchait ceux qui me font de telles réponses d’entendre le texte… Il me semble que le système culturel institutionnel ne regarde plus le monde autour de lui.

A contrario, les travailleurs d’ArcelorMittal à Florange sont actuellement très intéressés par notre spectacle : ces personnes qui se méfiaient du théâtre comprennent que ce n’est pas uniquement un truc de gosses de riches pour gosses de riches…

Vos projets ?

Avec Raphaël et d’autres, nous allons commencer en septembre les répétitions d’une pièce sur ces camping-cars qui s’installent des jours à l’avance dans une région en vue de voir passer le Tour de France. Au départ, j’avoue que j’avais du mal à saisir comment la passion de ces gens pouvait trouver un propos universel. Je commence à l’entrevoir. L’ancrage dans l’universel est fondamental : autrement, nous restons au théâtre entre gens du même cercle… Au contraire, ceux qui ont la parole ont le devoir de faire parler ceux à qui elle n’est pas donnée. Réalisés à partir d’interviews de personnes en hôpital psychiatrique, mon spectacle les Ailes des seuls avait beaucoup touché les patients eux-mêmes, des personnes dont les propos, à cause de leur étrangeté, ne sont jamais pris en considération.

Comment qualifieriez-vous votre théâtre, de « politique », de « populaire » ?

De politique si l’on prend le mot dans son sens noble : celui de la gestion de la cité. Par contre, je n’aime pas l’expression « théâtre populaire ». Je lui préfère celle d’Antoine Vitez : « théâtre élitaire pour tous ». Ensemble, avec les comédiens et le public, nous faisons un effort d’élévation. 

Propos recueillis par
Marie Barral


Métallos et dégraisseurs, de Patrick Grégoire

Cie Taxi-brousse

Mise en scène : Patrick Grégoire

Avec : Alexis Louis‑Lucas, Raphaël Thiéry, Michèle Beaumont, Lise Holin, Jacques Arnould

Costumière : Rozenn Lamand

Décors : René Petit

Théâtre du Bourg-Neuf • 5 bis, rue du Bourg-Neuf • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 85 17 90

www.bourg-neuf.com

Du 8 juillet au 31 juillet 2013 à 11 heures

Durée : 1 h 40

Photo : © Marie Barral

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