Winkler for ever
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
Après trois semaines de résidence au Théâtre national de Bretagne, le jeune metteur en scène allemand Thomas Ostermeier vient de créer à Rennes son nouvel opus d’Ibsen, « John Gabriel Borkman ». Le public a fait un accueil très chaleureux au nouveau spectacle de la prestigieuse Schaubühne am Lehniner Platz.
« Prospero » est un accord pluriannuel (2008-2012) de coopération européenne qui réunit six grands théâtres : le Théâtre de la Place (Liège, Belgique), Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modène, Italie), la Schaubühne am Lehniner Platz (Berlin, Allemagne), le Centro cultural de Belém (Lisbonne, Portugal), Tutkivan Teatterityön Keskus (Tampere, Finlande) et le Théâtre national de Bretagne (Rennes, France).
C’est dans ce cadre qu’une trentaine d’acteurs et de techniciens de la Schaubühne ont créé à Rennes le John Gabriel Borkman de Henrik Ibsen, premier acte du volet de soutien à la création prévu par « Prospéro ». Ostermeier et sa troupe sont des habitués du T.N.B., dont ils ont été les invités à cinq reprises. Ils y ont déjà joué Une maison de poupée et Hedda Gabler, du même Ibsen, entre autres.
Les didascalies d’Ibsen pour son John Gabriel Borkman sont extrêmement précises, pour ne pas dire vétilleuses. Elles campent un univers bourgeois, « meublé à l’ancienne » et d’une « splendeur défraîchie ». Rien de tel dans la mise en scène d’Ostermeier. La scène, surélevée par rapport au plateau, est constituée de murs faits d’une sorte de Plexiglas. Une porte s’ouvre au fond, côté cour, une autre lui fait face, côté jardin. Des fumées que l’on aperçoit par transparence derrière le mur du fond figurent des passages nuageux et suggèrent le froid d’un hiver scandinave. Un canapé, un fauteuil et une table basse, de style administratif, meublent le salon de Gunhild, l’épouse de Borkman. Un astucieux système de plateau tournant, renouvelé de « l’eccyclème » des Grecs, procédé déjà utilisé dans Hedda Gabler, permet de révéler le bureau, « la grande salle » chez Ibsen, où Borkman s’est cloîtré et dont le mobilier est aussi sommaire. C’est que rien ne doit distraire le spectateur du huis clos dans lequel les personnages vont s’affronter, le temps d’une longue soirée.
Borkman, un banquier, a été condamné à cinq ans de prison pour faillite frauduleuse. Ruiné et déshonoré, il vit, depuis huit ans, reclus au premier étage d’un manoir, dont son épouse occupe le rez-de-chaussée. Survient, un soir, Ella Rentheim, la sœur jumelle de Mme Borkman et le premier amour du banquier. Malade et condamnée à court terme, elle vient pour tenter de récupérer l’étudiant Erhart, le fils des Borkman, qu’elle a élevé dans sa jeunesse. L’essentiel de la pièce repose sur l’affrontement entre ces trois personnages, en duo puis en trio, à propos du sens de la vie. On retrouve le thème de la « vocation », cher à Ibsen. Pour resserrer l’intensité du débat, Ostermeier a élagué la pièce de toutes les allusions trop anecdotiques, allant même jusqu’à supprimer une scène. Le résultat est saisissant. L’extrême économie des moyens fait reposer toute la pièce sur le jeu des acteurs. La simplicité sert l’intensité, et l’on suit sans le moindre relâchement cette pièce dont l’intrigue repose sur « peu de matière », pour citer Racine.
Borkman, hanté par l’idée de son destin, continue, même déchu, à ne rêver que « royaume », « pouvoir » et « gloire ». S’il parle parfois de faire le bonheur de ses semblables, c’est selon ce qu’il croit bon et, s’il le faut, malgré eux. Borkman est de la race dont on fait les dictateurs. Autrefois, il a sacrifié son amour pour Ella au rêve de puissance qui le hante. Et nous le voyons sacrifier devant nous une vieille amitié avec Foldal, au prétexte qu’il ne croit plus en son retour au pouvoir. La scène finale, onirique et très largement remaniée par Ostermeier, où on le voit terrassé en plein rêve par une attaque cardiaque, est d’une grande beauté.
Gunhild, son épouse humiliée, ne vit que dans l’espoir d’un rachat par son fils. Toute sa volonté est tendue vers un seul objectif : récupérer son rang, la réputation et les honneurs qui lui sont dus, fût-ce au prix du bonheur d’Erhart. Quant à Ella, elle est toujours en quête du bonheur. L’amour est son but dans la vie. Lâchement trahie, dans sa jeunesse, par Borkman, dont elle découvre l’abjection dans une scène pathétique, elle finit par lui pardonner. Si elle rêve un moment d’instrumentaliser Ehrart, elle finira par consentir à son bonheur. Les trois protagonistes sont incarnés par trois monstres sacrés de la scène et de l’écran en Allemagne : John Bierbichler (Borkman), Kirsten Dene (Gunhild) et Angela Winkler (Ella), qui dominent une distribution remarquable.
À mon sens, la palme revient à Angela Winkler. Son interprétation du rôle-titre dans l’Honneur perdu de Katharina Blum réalisé par Volker Schlöndorff et Margarethe von Trotta comme celle d’Agnès, la mère d’Oscar, dans le Tambour du même Schlöndorff comptent parmi mes souvenirs marquants, au cinéma. Je ne doute pas que cette première rencontre au théâtre ne reste également dans ma mémoire. Dans un jeu tout en retenue, avec une très grande élégance, Angela Winkel incarne successivement la sœur au grand cœur, inflexible dans sa volonté, l’amante bafouée, drapée dans sa dignité, et la mater dolorosa de ce fils adoptif qu’elle voudrait tant ramener à elle. Pathétique, attendrissante, bouleversante même, elle ne se départit jamais de la sobriété qui la caractérise.
Le public ne s’y est pas trompé qui, lors des saluts individuels à l’Allemande, a fortement accentué, pour elle, l’intensité de ses applaudissements. Angela Winkler parle notre langue et apprécie notre pays, ce sont deux raisons supplémentaires pour regretter que les metteurs en scène ou réalisateurs français ne fassent pas plus souvent appel à cette grande dame. ¶
Jean-François Picaut
John Gabriel Borkman, de Henrik Ibsen
En allemand surtitré
Texte : Marius von Mayenburg
Traduction : Sigurd Ibsen
Mise en scène : Thomas Ostermeier (Schaubühne am Lehniner Platz)
Assistant à la mise en scène : Anne Schneider
Avec :
- John Gabriel Borkman : Josef Bierbichler
- Gunhild, son épouse : Kirsten Dene
- Erhard, étudiant, leur fils : Sebastian Schwarz
- Ella Rentheim, sœur jumelle de Gunhild : Angela Winkler
- Fanny Wilton : Cathlen Gawlich
- Wilhelm Foldal, employé dans un ministère : Felix Römer
- Frida, sa fille : Elzemarieke De Vos
Scénographie : Jan Pappelbaum
Costumes : Nina Wetzel
Musique : Nils Ostendorf
Dramaturgie : Marius von Mayenburg
Lumières : Erich Schneider
Surtitrage : Ulrich Menke
Photo : © Arno Declair
Coproduction : Théâtre national de Bretagne-Rennes ; Schaubühne am Lehniner Platz-Berlin
Durée : 1 h 50
Première à Rennes le 10 décembre 2008, Théâtre national de Bretagne, première à Berlin le 14 janvier 2009, Schaubühne am Lehniner Platz
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Billetterie : 02 99 31 12 31
Du mercredi 10 au samedi 13 décembre 2008
23 € | 12 € | 8 €