Une cerisaie aux modulations infinies
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
« Je ne survivrai pas à cette joie » : « La Cerisaie » de Tiago Rodrigues nous entraîne dans une fête grinçante, joyeuse et mélancolique célébrant la destruction d’un monde, d’un éblouissement. Un petit trésor de subtilité présenté dans un lieu monumental.
L’héroïne de Tchekhov, Lioubov, revient dans sa propriété après cinq ans d’absence. Elle avait quitté son domaine, la Cerisaie, après la mort de son fils et vivait avec son amant malade. Mais ce lieu majestueux et symbolique doit être vendu aux enchères pour dettes. Alors, son monde s’effondre. Pas seulement la société russe aristocratique des années 1900 : des gens de toutes classes sociales, en lien avec le domaine, sont confrontés à un tournant historique et un bouleversement intime. Leur utopie s’écroule, le « monde d’avant » vacille et les plonge dans une incertitude fiévreuse face à l’avenir. Certains iront de l’avant, d’autres ne s’en remettront guère. C’est cette actualité du drame tchekhovien que le metteur en scène exalte.
Tiago Rodrigues, prochain directeur du Festival, venu présenter Antoine et Cléopâtre et Sopro lors de précédentes éditions, affronte ici la monumentale cour d’honneur. Auteur et metteur en scène amoureux des grands textes (on a tant aimé ses réécritures et créations autour de Flaubert, Tolstoï, Shakespeare ou les tragiques grecs), il choisit cette fois une pièce du répertoire pour Isabelle Huppert et un collectif (acteurs divers, musiciens, traducteurs) et non une œuvre écrite par lui pour une troupe qu’il connaît.
Une fois encore, sa lecture d’une pièce magistrale, la dernière du dramaturge et médecin russe (jouée au théâtre d’Art de Moscou en 1904, dans une mise en scène de Stanislavski), nous subjugue par sa finesse, sa délicatesse. Elle éclaire les ambivalences et nuances de la propriétaire désargentée et généreuse Lioubov ou celles de Loupakine, le fils de paysan serf qui finit par racheter la cerisaie, prend une revanche sociale mais s’en repend avec une noblesse touchante. Elle émeut avec le vieux serviteur Firs qui déplore la perte d’un passé ordonné, hiérarchisé (les maîtres d’un côté et les serfs/moujiks de l’autre) et se sent inutile désormais. Elle fait rire avec d’autres personnages typiques chez Tchekhov : l’éternel étudiant Petya faisant l’éloge du travail, confiant dans l’avenir et ses forces de transformation, l’employé Epikhodov à la fois drôle, ridicule et pathétique, aimant la bonne Douniacha qui elle, en aime un autre. En somme, Tiago Rodrigues est parfaitement à l’écoute des tonalités de cette « comédie », empreinte de mélancolie : Tchekhov a écrit ses quatre actes avec le désir d’une mise en scène portée par la joie et l’émotion (non plombée par le sentimentalisme triste de Stanislavski) – ce que Tiago Rodrigues parvient justement à accomplir.
Une fête aux accords profonds où vibrent les corps, les sons et les couleurs
En effet, la scénographie, la musique, le jeu des acteurs et le rapport instauré entre le plateau et la salle permettent de mettre en lumière les raffinements du texte (la poésie, les affrontements idéologiques, le rythme, la choralité, la théâtralité, l’humour, la nostalgie et le tragique). Ainsi, les chaises vides disposées sur le large plateau face public de la cour d’honneur sont celles de l’ancien dispositif. Elles symbolisent le passé, la mémoire des spectacles joués depuis 1947. Quand la cerisaie est vendue, elles sont ensuite entassées, chamboulées, détruites, puis métamorphosées et rangées. La cour devient la métaphore du magistral domaine familial : désacralisée, métamorphosée au cours du temps. Trois arbres en métal chargés de lampes suggèrent les cerisiers en fleurs qui flamboient une dernière fois. Des rails balafrent le sol et signalent l’inéluctable destruction du domaine (rasé, divisé en lots cultivables pour des estivants) et de ses arbres. Ces rails évoquent donc la modernité, la vitesse, les départs et arrivées, la dispersion, le mouvement, la solitude, la démocratie, le capitalisme, les changements écologiques.
La musique composée par Helder Gonçalves, jouée aussi et interprétée par Manuela Azevedo, ponctue l’ensemble du spectacle. Elle fait écho au rythme de la pièce, aux micro actions, au rythme des échanges, à la diversité des styles de jeu des acteurs. Elle confère une émotion singulière à des scènes clés : l’arrivée de Lioubov en mai, le début du deuxième acte, le bal onirique du troisième acte, le « déménagement » après la vente en octobre… Le texte des chansons accompagne finement les dialogues ou soli des personnages, de « elle arrive, de retour pour toujours » à « allez, partons ! », en passant par « en avant, amis, ça va changer ! ». On a été particulièrement touché par la chorégraphie lente des personnages qui dansent au rythme de la musique avec un costume, se masquent le visage (dans la scène de la fête initiée par Lioubov) : ces ombres d’eux-mêmes, fantoches colorés, jouent une dernière fois, comme des acteurs jouissant avec un mélange de délectation et de souffrance de leur ultime comédie avant de disparaître de la scène. Voilà pourquoi on a tant apprécié le jeu subtil d’Isabelle Huppert, dirigée par Tiago : lucide et sidérée, égoïste, douce et généreuse ; poupée désarticulée, femme endeuillée. Vers la fin du spectacle, la musique atteint vraiment une intensité inouïe : Lopakhine annonce qu’il est devenu le « maître des lieux », s’agite, puis observe Lioubov pétrifiée, assise devant un arbre lumineux, le visage baigné de larmes…
Un miroir de notre temps
Non seulement le drame de Tchekhov est finement rendu (l’éblouissement des cerisiers en fleurs, la critique des exploités et leur revanche sociale, la fin de l’innocence et du paradis perdu – proustien – de l’enfance) mais le choix de la distribution délivre d’autres messages. Lopakhine, fils de serf, d’esclave, est interprété brillamment par Adama Diop : il est évident que le corps de l’acteur sénégalais raconte d’autres choses sur la domination. Les filles (Anya et Varia) et le frère de Lioubov sont également joués par des acteurs noirs. Ainsi, lorsque l’étudiant Petya explique à la jeune Anya que ses ancêtres possédaient des âmes vivantes (des serfs) et que leur voix d’esclave résonne dans chaque cerise, que sa famille de dégénérés vit de dettes sur le compte d’autrui, là encore, ce qui est dit en filigrane est passionnant. Tiago Rodrigues aborde ainsi des questions actuelles (la lutte des classes, le racisme, l’écologie) avec un sens de la nuance, une absence de manichéisme dont on lui sait gré. Enfin, le fait d’avoir créé un tel collectif sur le plateau (ne mettant guère Isabelle Huppert en avant plus qu’un(e) autre), faisant varier les âges, les langues, les expériences, les types de jeu est très réussi. Cette diversité l’extraordinaire fusion des tonalités et des voix de la pièce, et affirme un geste artistique engagé.
Le seul bémol, et encore, est la grandeur de la cour : pour savourer le jeu des acteurs et la variation de leurs émotions, il faut se trouver assez près de la scène. Sinon, des subtilités (majeures) risquent d’échapper. En tout cas, comme Lioubov, on ne pourra pas l’oublier cette spectaculaire Cerisaie. Sobre mais intense, centrée sur l’urgence des interprètes qui forment une belle troupe, évanescente et pénétrante, la pièce dit « adieu à la vie passée et salut à la vie nouvelle ». Cette légèreté apparente ne nie pas la violence, la déflagration causées par l’inexorable changement du monde. Elle la transfigure. ¶
Lorène de Bonnay
la Cerisaie, de Anton Tchekhov
Texte publié aux éditions Actes Sud, traduction André Markowicz, Françoise Morvan
Mise en scène : Tiago Rodrigues
Avec : Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Cairaty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence
Et Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves (musiciens)
Durée : 2 h 30
Vidéo de présentation par Tiago Rodrigues
Captation du spectacle
Cour d’honneur du Palais des Papes • Place du Palais • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Le 13 juillet 2021 à 22 heures
De 10 € à 25 €
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