« Les Grands Sensibles », cie Tout Un Ciel, Elsa Granat, Théâtre de l’Union, Limoges

Les-Grands-Sensibles-Elsa-Granat © Christophe-Raynaud-de-Lage

Les Grands sensibles : encore plus grands en plus petits ?

Laura Plas
Les Trois Coups

Shakespearienne en diable, Elsa Granat cultive dans Les « Grands Sensibles » la démesure dans une réécriture patchwork de « Roméo et Juliette » qui interroge la possibilité d’aimer par-delà le naufrage. Une proposition émouvante et créative qui serait encore plus forte avec des coupes.

Artiste associée du Théâtre de l’Union, Elsa Granat y revient avec une nouvelle création : Les Grands Sensibles, réécriture luxuriante de Roméo et Juliette. C’est l’anniversaire de Juliette. Ses parents ont mis les petits plats dans les grands et les invités sont foule : des acteurs professionnels comme des amateurs et parmi ces derniers, des adultes… et des enfants. Après King Lear Syndrome et la mise en scène de la vieillesse, ce sont en effet l’enfance et l’adolescence qui sont abordées ici, mais toujours sous l’égide de Shakespeare et toujours avec la fragilité comme point de mire et principe esthétique.

Alors ça n’est pas propre, pas correct. Plutôt, ça déborde. De références d’abord jusqu’au trop plein : même Mary Poppins, Papageno et Papagena, Hamlet et Ophélie sont de la partie. Trop plein de sentiments, surtout. C’est pourquoi, nous sommes à l’image des parents représentés sur scène : débordés. Et certes, nous retrouvons par-là la sève, le sang de la pièce. Certes, nous pouvons être touchés par les confidences essoufflées du père de Roméo (Laurent Huon, si présent en sa retenue). Certes, nous nous souviendrons du très beau passage consacré à l’art ingrat et invisible d’être parents. Mais, en même temps, nous voilà parfois saturés, désireux de nous recentrer sur Roméo et Juliette, si proches de nous, si fortement dépeints.

Mais il est une chose sainte et sublime…

De fait, c’est à leur rencontre que, selon nous, la pièce décolle. Elle est si belle l’entrée de Juliette engoncée dans son costume d’enfant reine. Elle est si inattendue et si fraîche, sa rencontre avec l’amour : entre combat et étreinte. Elle envoie valdinguer les relations raisonnées, différées. En lunettes et baggy, Niels Herzhaft est fragile et poignant. Avec Mahaut Leconte, ils font des amants maudits tellement plausibles, tellement touchants qu’on se repasserait la bande, comme on relit depuis des siècle leur histoire. Avec eux, qui trop embrasse, bien étreint ! Que les vieux gardent leurs protocoles et leurs morceaux d’anthologie. Musset et Shakespeare les envoient paître, car l’amour est une chose sainte et sublime, mais avant tout sans mesure ! N’est-ce pas d’ailleurs ce que maintient Elsa Granat contre vents et critiques (sans doute celle-ci comprise) depuis la création de la pièce ?

N’empêche. Bien sûr, la suite offre quelques belles images : parents en fœtus, devenus enfants de leurs enfants, révolte habitée et rythmique de Frère Laurent (très convaincant Antony Cochin), mais on aurait bien coupé les présentations et l’épilogue. D’accord, le prologue nous dépeint une jeunesse dans sa fluidité de genre, son mal-être, mais quelques-uns des très beaux plans cassavétiens du début suffisaient à nous le faire comprendre. Et quand Roméo et Juliette crèvent encore une fois, dans le massacre de leur printemps, la messe est dite. Le reste nous laisse alors indifférents. Car la réécriture de cette mort est si belle qu’on voudrait geler l’image… définitivement. On aimerait encore garder en tête cette tirade d’Ophélie (Juliette Launay aussi inattendue et convaincante que son Hamlet ; Victor Hugo Dos Santos) qui entraîne le revirement fougueux et adolescent de son amoureux.

Forever young

Ainsi, Elsa Granat parvient-elle à réparer l’injustice faite à l’adolescence, cet âge dit « ingrat ». Le chromo des mignons bambins, souvent en tapisserie-chorale de fond de scène, leur laisse en effet tout la place car on les voit, eux, en gros plan, dans toute la réalité que leur confère un beau travail vidéo. Par ailleurs, s’impose la direction de leur jeu, conçu en opposition avec les gesticulations chorégraphiées des parents. Par le choix d’acteurs aux corps et énergies improbables, la metteuse en scène parvient à nous les faire voir comme des oiseaux empêtrés dans la glue des amours-défaites des adultes.

Ainsi, si elle affirme avoir échoué à sauver Roméo et Juliette de la mort, la pièce ne lui donne pas totalement raison. C’est là un précieux paradoxe.

Laura Plas


Les Grands Sensibles, de la cie Tout Un Ciel

Site de la compagnie
Mise en scène : Elsa Granat
Collaboration à la dramaturgie : Laure Gresinger
Avec : Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Victor Hugo Dos Santos, Elsa Granat, Clara Guipont, Niels Herzhaft, Laurent Huon, Juliette Launay, Mahaut Leconte, Bernadette Le Saché, Hélène Rencurel et le musicien Edo Sellier
Durée :  2 h 30
Dès 14 ans

Théâtre de l’Union, CDN du Limousin • rue des coopérateurs • 87000 Limoges
Le 7 novembre à 19 heures et le 8 novembre à 20 heures
De 8 € à 22 €
Réservations : 05 55 79 90 00 ou en ligne

Tournée :
• Du 26 au 27 novembre, Théâtre de Dijon Bourogne (21)
• Du 4 au 6 décembre 2024, Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Mon Amour fou, de Roxane Kaperski, par Vincent Morch
Le Massacre du printemps, compagnie Tout un ciel, par Laura Plas

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

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