« Mon amour fou », de Roxane Kasperski, la Loge à Paris

« Mon amour fou » © Sébastien Godefroy

De l’amour à mort au théâtre à vie

Par Vincent Morch
Les Trois Coups

Roxane Kasperski et Elsa Granat nous proposent, avec « Mon amour fou », une petite pièce de tout premier ordre. Elle retrace avec une intelligence et une justesse extraordinaires une histoire d’amour qui l’a été tout autant. Les représentations en sont peu nombreuses : courez-y.

Tout est sens dessus dessous. Des papiers épars, froissés, traînent dans tous les coins, comme si tous les habitants de l’immeuble s’étaient donné le mot pour vider leurs corbeilles dans cette pièce. Une jeune femme arpente cet espace dévasté comme un arc électrique bleuté, pleine d’une énergie nerveuse. On ne sait trop si c’est pour lui conférer un semblant d’ordre ou pour y augmenter encore le chaos. Les fous, les fous, les fous. Elle nous parle des fous. Est-elle folle ? Non, elle nous parle d’un autre. Non, elle a été bien folle. Folle d’amour pour un homme qui lui a fait vivre l’enfer. Il était bipolaire.

Pendant une heure, seule en scène, Roxane Kasperski nous livre alors une superbe démonstration de ce que le théâtre peut accomplir. L’histoire qu’elle nous raconte est la sienne. Elle connaît de première main ces crises de manie où, habité d’une force démentielle qui le dispensait, pendant des jours, de manger et de dormir, libéré de toute inhibition sociale, son compagnon se sentait investi d’un pouvoir sans limites. Elle sait la fascination qu’inspirent ces êtres qui évoluent au-dessus des contingences de la vie ordinaire et qui semblent communier à une énergie supérieure, inaccessible au commun des mortels – prophètes irrésistibles de ce que nous croyons être la vie véritable, la vie XXL à laquelle nous aspirons tous. Elle connaît aussi ces phases de dépression profonde, interminables, qui succèdent à ces envolées, au cours desquelles il n’est d’autre choix que d’espérer, et d’attendre.

Qu’est-ce qui la pousse, alors, à rejouer devant nous ces moments d’angoisse et de souffrance ? Elle, l’actrice qui se rêvait en héroïne romantique, en reine de tragédie, parvient à mettre à distance les illusions qui l’avaient habitée par la répétition théâtrale. Par la magie du jeu et du verbe, la répétition de ces scènes induit l’objectivation – et donc la libération – de ses propres mythes de grandeur et de toute-puissance. C’est trop peu de dire que cette pièce est une catharsis : elle est une histoire de résurrection à l’envers, le passage d’un corps glorieux fantasmé – je suis un ange rédempteur – à la chair humaine meurtrie, enclose dans ses limites étroites, là, pourtant, où il faut apprendre à conquérir patiemment, laborieusement, sa part de lumière et de liberté.

« J’étais une héroïne de tragédie,
mais ça ne changeait pas le goût du pain. »

C’est beau. Beau d’une beauté profonde, née de la justesse de chaque phrase, et de chaque intention. Il n’y a pas de place pour le lyrisme verbeux et artificiel. Il n’y a pas de place pour la posture. Avec humilité et précision, sans complaisance envers elle-même, mais aussi – ce qui est encore plus remarquable – sans colère et sans cruauté, Roxane Kasperski se contente de nous raconter son histoire d’amour extraordinaire qui, comme tant d’autres, s’est achevée sur un renoncement : « Non, je ne peux plus aller plus loin ». Il n’est pas besoin d’en rajouter, tant chaque phrase est marquée du sceau du vécu, tant on devine, derrière chacune d’elles, les sentiments violents et contradictoires dont elles sont issues. La puissance du texte tient à cette simplicité, mais autant à ces observations factuelles, frappées au coin du bon sens, qui l’ancrent dans la réalité la plus concrète – l’impuissance et l’incompréhension des médecins par exemple – et la plus essentielle : « J’étais une héroïne de tragédie, mais ça ne changeait pas le goût du pain ».

La mise en scène d’Elsa Granat est à l’avenant. Sobre et inventive, elle scande avec efficacité la pièce en ayant notamment recours à des projections de textes ou d’extraits de films et en usant de musique avec à-propos. Elle en souligne ainsi les temps forts, mais crée aussi par ce biais des instants de respiration et de légèreté. Ce serait manquer en effet une dimension importante de cette pièce que de ne pas relever la fréquence des traits d’humour et du rire – mon moment préféré étant, à ce titre, une scène de play-back décalé (in english in the text). La gravité des choses relatées n’engendre donc jamais de sentiment de pesanteur. L’émotion comme le rire jaillissent d’une énergie positive, solaire, d’autant plus rayonnante qu’elle s’est affrontée aux abîmes de l’âme.

Lorsque la pièce, abruptement, se termine, on est presque choqué. On croit alors ressentir le même vide, le même manque, qu’a pu ressentir Roxane Kasperski à l’issue de sa rupture. Comme si l’on était soi-même coupé d’une source de vie – d’une vie ambiguë, destructrice et pourtant follement gratifiante. Allons, c’est fini, il faut sortir du théâtre, reprendre le cours ordinaire de son existence – un peu triste, mais sans regret, et avec, dans le cœur, un ineffaçable « merci ». 

Vincent Morch

Lire aussi la critique de Vincent Morch sur Il aurait suffi au Petit Louvre à Avignon.


Mon amour fou, de Roxane Kasperski

Mise en scène et dramaturgie : Elsa Granat

Texte et interprétation : Roxane Kasperski

Assistantes : Hélène Rencurel ou Rébecca Bonnet

Régisseur : Moreau

Création lumière : Jérôme Papin

Création vidéo : Franck Guillemain

Photos : © Sébastien Godefroy

La Loge • 77, rue de Charonne • 75011 Paris

Réservations : 01 40 09 70 40

Site du théâtre : http://www.lalogeparis.fr

Du 1er au 4 mars 2016 à 19 heures

16 € | 12 € | 10 €

Off 2016 d’Avignon

Artéphile • 7, rue du Bourg-Neuf • 84000 Avignon

Tél. 04 90 03 01 90

contact@artephile.com

Du 7 au 30 juillet 2016

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