« Misericordia », Emma Dante, Théâtre du Rond-Point, Paris

Misericordia-Emma Dante © Masiar-Pasquali

À cœur ouvert

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Pour parler de la misère et du cœur – ses sujets de prédilection – Emma Dante signe une œuvre qui puise sa force dans les corps et les langues. Magnifique ode à l’amour, « Misericordia » rend un vibrant hommage à la figure maternelle et à la différence, dans une mise en scène trash mais lumineuse. Créé au Festival d’Avignon en 2021, le spectacle est repris au Théâtre du Rond-Point. Il faut s’y précipiter.

En fond de scène, quatre personnages sont assis. Si loin, si proches. Cette petite communauté de femmes est la famille d’adoption d’Arturo, un jeune autiste. Anna, Nuzza et Bettina tricotent le jour et vendent leur corps endolori, la nuit. Le reste du temps, elles prennent soin de cet enfant pas comme les autres, car elles ont promis à leur amie, morte en couches, de veiller sur lui. Le géniteur, menuisier, s’appelait Gepetto. Il l’a cassé, en frappant le ventre de sa mère. Mais l’équilibre instable de la maisonnée tend à vaciller lorsqu’arrive le moment où Arturo peut s’émanciper du foyer.

Fable sociale

Mêlant brutalité et douceur, intensité et légèreté, Emma Dante dresse le portrait de cette famille hors norme. Victimes de la violence ancestrale des hommes, ces femmes confrontées à leur lot de misères sont les meilleures mères possibles. Dans leur taudis, elles élèvent Arturo comme leur propre fils. Ici, les saillies fusent et les coups sont bas. La querelle est facile et les mains sont lestes.

© Masiar Pasquali

L’être humain est montré dans toute sa complexité, ses faiblesses et ses laideurs, comme sa beauté. Tout désarticulé qu’il est, cet enfant crée du lien, à sa façon. Entre batailles et farandoles, les rires éclatent. Les épreuves obligent à la solidarité. Mais placer Arturo en institution lui permettra de recevoir une prise en charge adaptée et une éducation, d’ouvrir une fenêtre pour laisser entrer le soleil. Pour qu’il ne soit plus au pied du mur.

On est loin du réalisme désenchanté d’Affreux, sales et méchants. Si ces femmes sont sur un fil, border line, presque monstrueuses, elles paraissent finalement admirables, saines et généreuses. Comme dans le fameux film d’Ettore Scola, l’absurde permet de maintenir une distance salutaire. Cependant, Emma Dante ne juge pas ses personnages. Elle leur donne aussi le moyen de se sauver par eux-mêmes. De rester dignes. C’est une fée.

© Masiar Pasquali

Déflagrations

L’idée de cette pièce lui est venue de sa propre expérience de mère adoptive et de la rencontre, marquante, avec un autiste dans un hôpital : « Il tournait sans vertige et en riant. Heureux, comme si son centre était dans ce tourbillon. J’ai pensé alors que cette danse, qui sans doute n’avait pas d’autre source que le bonheur, ou la vie, pouvait être mon point de départ pour raconter ma maternité », raconte-t-elle. Mais elle qui aime tant s’emparer de sujets qui fâchent (le machisme, le poids des traditions, la religion, la pauvreté, etc.) ne craint pas de bousculer les consciences.

L’artiste est radicale. Toutefois, ses images choc ne sont jamais gratuites. Bêtes de scène, ces comédiennes sont objets de regard. Elles sont exposées frontalement, exhibées. Sans artifice. Elles jouent avec leurs tripes et cela pourrait vite basculer. Ainsi, la séquence mettant en scène les prostituées est-elle crue, sans pourtant tomber dans la vulgarité. La folie est également traitée avec lyrisme, sans céder au misérabilisme.

Entre fulgurances, la tendresse s’impose, souvent avec poésie. Quand bien même les détritus jonchent la scène, la porcherie est pleine de couleurs, surtout que la vulnérabilité d’Arturo se mue en force. Ce dernier nous emporte dans le mouvement incessant de la vie. Quand il s’apprête à partir, il accède à un autre statut, acquiert une identité. C’est alors qu’il dit son premier mot adressé aux trois femmes : « Mamma ».

Rage de vivre

L’interprétation est remarquable. Avec quatre chaises et quelques accessoires, le plateau volontairement dépouillé s’emplit des dialectes de la Sicile et des Pouilles, « la danse des mots », et du langage des corps. Ces magnifiques comédiennes exploitent toutes les ressources de l’expressivité pour faire jaillir un monde habité et vibrant.

Si Simone Zambelli est impressionnant de justesse, il apporte quelque chose en plus que la crédibilité. Un supplément d’âme. D’abord tendu, tout en convulsions, puis rigide, tel un pantin (Emma Dante évoque Pinocchio), il s’assouplit progressivement pour s’ouvrir au monde, en fanfare. Pour renaître, en somme. La grâce du jeune danseur éblouit.

Excessifs et sauvages, mais d’une saine vitalité, ces personnages font corps pour nous donner à sentir l’harmonie, quand les cœurs sont au diapason. Dans son inspiration, Emma Dante évoque les trois Parques, ces êtres mythologiques qui font des miracles au moyen de l’amour et de la résistance. Au-delà des mères courage, elle célèbre les femmes et les parentalités qui, sans lien de sang, se vivent cœur grand ouvert. Toutes ces femmes aux capacités extraordinaires, d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs.

Emma Dante est décidément une grande artiste. Elle a accouché là d’un spectacle magistral, d’une puissance émotionnelle rare. 🔴

Léna Martinelli


Misericordia, d’Emma Dante

Site de la cie Sud Costa Occidentale
Traduction : Juliane Regler
Avec : Italia Carroccio, Manuela Lo Sicco, Leonarda Saffi, Simone Zambelli
Lumières : Christian Zucaro
Régie générale : Anthony Nicolas
Durée : 1 heure
Spectacle en italien et sicilien surtitré en français

Théâtre du Rond-Point • Salle Renaud-Barrault • 2 bis, avenue Franklin-Roosevelt • 75008 Paris
Du 4 au 15 octobre 2023 (relâche les 9 et 10 octobre), à 20 h 30, samedi à 19 h 30, dimanche à 15 heures
De 8 € à 40 €
Réservations : en ligne ou au 01 44 95 98 21

Tournée en France :
• Les 5 et 6 décembre, Le Grand T, Théâtre de Loire Atlantique, à Nantes (44)
• Du 8 au 10 décembre, Théâtre-Sénart, scène nationale d’Évry (77)
• Le 12 décembre, Théâtre des Quatre Saisons, à Gradignan (33)

À visionner :
Conférence de presse du 16 juillet 2021

À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Le Sorelle Macaluso, d’Emma Dante, par Léna Martinelli
☛ Verso Medea, d’Emma Dante, par Léna Martinelli

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