Tout est bon dans le harpon
Par Élisabeth Hennebert
Les Trois Coups
À la tête d’un équipage expérimenté, Chantal Melior adapte « Moby Dick » au Théâtre du Voyageur, à Asnières. Elle dégraisse le mastodonte marin pour en faire un monstre sacré.
Porter Moby Dick à la scène, c’est comme introduire une baleine dans un aquarium. Pour tenter l’entreprise, il faut être un peu cinglé et Chantal Melior l’est tout à fait. Depuis une décennie, elle pilote une compagnie indépendante dans l’improbable décor d’un hangar S.N.C.F. reconverti en salle de spectacle sur un quai de banlieue. Ses spectacles créent la poésie entre deux express interurbains : en lui-même, le lieu vaut le détour. Inutile de préciser que la traversée n’a pas toujours été sans tempête. Il est donc tout naturel que le Capitaine Fracasse du 92 se sente des affinités avec le Capitaine Achab. Même cœur au ventre, même rage contre les prédateurs qui vous bouffent la jambe.
Depuis qu’il a perdu la moitié d’un membre inférieur dans la gueule d’un ogre des abysses, Achab n’a qu’une idée en tête : retrouver Moby Dick, le cétacé qui a fait le coup, et le harponner à mort. Autant qu’une histoire de marins, c’est un récit de vengeance. Le roman est long, touffu, indigeste ; il décourage depuis 150 ans les élèves anglicistes et les adultes de bonne volonté. Le Théâtre du Voyageur a pris le parti rare de tout garder et de découper la bestiole en quatre morceaux, soit quatre spectacles successifs au cours de l’année 2017. Chacun peut être vu indépendamment des autres. Le rythme sera celui d’une traversée transocéanique, lent donc, mais pas monotone pour autant.
Une saisissante série de tableaux vivants
Sous les lumières magnifiquement réglées par Michel Chauvot, onze comédiens composent des instantanés de la vie en mer, évoquant tantôt Géricault tantôt Jacques Tardi et Didier Daeninckx. Le tangage permanent entre l’esthétique de la B.D. et celle de la haute école picturale française n’a d’égal que le roulis d’une voix à l’autre, d’une dégaine à la suivante : on est emporté par la déferlante de ces onze trognes de loups de mer, plus vraies que nature.
Impossible de tous les nommer. Pourtant le talent est constant et le travail, méticuleux et précis. François Louis, d’abord, est un Achab terrifiant, doté d’une autorité scénique impeccable. Matthieu Motet est un Ishmaël délicieusement dans la lune et un bras cassé de première catégorie. Enluminé de tattoos maoris, Mathieu Tanguy campe un Queequeg à croquer. La conférence-performance d’Ariane Lagneau, encyclopédiste mi-savante, mi-loufoque, nous rend incollables sur le règne cétacé. Thibault Duval, plus Haddock que d’Alembert, braille une jolie contre-conférence sur la conjugaison du verbe « rire » à tous les temps de tous les modes. Nabila Attmane, cantatrice polyvalente, compose un cuistot trouillard tout à fait drôle. Et le visage de la pianiste Carol Lipkind, buriné et taillé à la serpe par la magie du maquillage, parvient à incarner toute la rudesse d’une vie de route.
Pendant près de deux heures, le vaisseau des mots vogue, parfois rattrapé par le tonnerre d’un train ne marquant pas l’arrêt en gare d’Asnières : étonnante installation mobile, flottant entre deux univers, le vrai et le fantastique, le prosaïque et le métaphorique, le ferroviaire et l’ultramarin. Oh, l’incroyable voyage ! ¶
Élisabeth Hennebert
Moby Dick 2 : baleine à plume, d’après Herman Melville
Cie le Théâtre du Voyageur
Adaptation et mise en scène : Chantal Melior et François Louis
Avec : Nabila Attmane, Véronique Blasek, Sophie Bonnet, Olivier Courtemanche, Thibault Duval, Ariane Lacquement, Ariane Lagneau, Carol Lipkind, François Louis, Mathieu Mottet, Fabrice Tanguy
Lumière : Michel Chauvot
Scénographie : Zette Cazalas
Peinture, décors : Marine Porque assistée d’Élodie Bianconi
Collaboration littéraire, musicale, piano : Carol Lipkind
Chant : Nabila Attmane
Théâtre du Voyageur • Gare S.N.C.F. – Quai D ou 34 bis, Avenue de la Marne • 92600 Asnières-sur-Seine
Réservations : 06 61 56 97 60 et 01 45 35 78 37
http://www.theatre-du-voyageur.com
Jusqu’au 14 mai 2017, du mercredi au vendredi à 20 h 30, le samedi à 19 heures et le dimanche à 17 heures
Durée : 1 h 50
De 11 € à 24 €
Et prochainement Moby Dick 3 : Pippin tombe à l’eau et Moby Dick 4 : Lignes de Fuite