« Pour que les vents se lèvent », Gurshad Shaheman, TnBA, FAB, Bordeaux

Pour-que-les-vents-se-levent-Catherine-Marnas- Gurshad-Shaheman Orestie © Frédéric-Desmesure

« L’Orestie », tragédie universelle

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Comment appeler à la lutte contre la barbarie ? Gurshad Shaheman prône la réparation plutôt que la vengeance en faisant résonner les enjeux de conflits actuels dans une réécriture de la plus ancienne des tragédies. Une « Orestie » originale, servie par une distribution à la dimension internationale, ainsi que par une mise en scène inspirée de Catherine Marnas et Nuno Cardoso. Un ambitieux projet labellisé dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022 de l’Institut français et présenté dans le cadre du FAB.

Bien qu’écrite par Eschyle au Ve siècle avant J.-C., l’Orestie conserve la puissance des mythes. Alors pourquoi l’actualiser ? La directrice du TnBA et le directeur du TNSJ (Théâtre National de Porto) ont malgré tout souhaité confier à Gurshad Shaheman le soin de s’approprier la trilogie des Atrides dans un nouveau texte qui « parle aux gens de notre temps ».

« Le sang coule, épais comme du pétrole »

En effet, l’actualité ne cesse de montrer les ravages de combats fratricides. L’auteur transpose donc le conflit dans notre monde. Aux références anciennes, l’auteur franco-iranien en préfère d’autres à l’actualité brûlante ; dérives impérialistes de l’Occident face à l’Orient, luttes spécifiques à notre ère (réchauffement climatique, féminicides…)

Évidemment, les guerres restent au cœur du propos : Troie est détruite ; le vainqueur, Agamemnon, revient chez lui, à Argos, où il se fait assassiner par sa femme Clytemnestre. Le cycle de violence est enclenché, car Oreste lave la mort du père par le meurtre de la mère. Toutefois, les Atrides sont responsables d’un génocide (et non plus d’un enfanticide-matricide-parricide). Quant à la figure du héros, elle est quelque peu égratignée : « Les faits d’arme ne sont en réalité que de simples meurtres lâchement commis contre des êtres faibles par des assassins », précise l’auteur. « Les soldats américains de retour d’Afghanistan sont fêtés comme des héros dans leurs pays. Le sont-ils vraiment ? ». Les héros des temps modernes volent donc la vedette aux guerriers saccageurs et violeurs, montrés comme des êtres veules et lâches (« des âmes brisées dans des corps en ruine »). La corruption est générale, mais le bras de fer évolue en luttes entre dominants et dominés.

«  De l’orgueil et de la terreur »

Ici, Agamemnon est un populiste américain, un homme brutal, y compris vis-à-vis de sa femme, qui justifie ses exactions par des actes terroristes (l’enlèvement de la reine par Pâris) menaçant la sécurité de sa nation. Clym est une mère blessée, dépressive obsessionnelle qui devient, au pouvoir, une femme soumise aux intérêts financiers. Électre est le porte-flambeau des discours de haine ; paumé, manipulé par sa sœur, Oreste s’inscrit finalement dans la lignée de son père pour accéder au trône en assumant tout bonnement son crime (« Pour moi, il est la nouvelle génération de politiciens criminels et décomplexés (Bolsonaro, Trump…) », précise Gurshad Shaheman). Chrysothémis est une rebelle incandescente, tandis que Pylade, amoureux d’Oreste, est déçu. Enfin, les chœurs représentent les citoyens qui résistent à d’autres armes de destruction massives (barbarie, pollution, dogmes religieux, racisme, patriarcat, homophobie), partagés entre les Troyennes (femmes assassinées), les Choéphores (un parti d’extrême droite nostalgique du règne d’Agamemnon), les Érinyes (un groupe de féministes et écologistes).

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© Frédéric Desmesure

Les personnages, ancrés dans notre époque, et la dramaturgie, ainsi revisitée, témoignent de certaines libertés qui feront hérisser les poils des puristes : plus occupés à la débauche sur leur mont Olympe, les instances divines ne sont guère en mesure d’apporter une issue acceptable au débat ; Dieu de la beauté et des arts, Apollon devient un magnat des médias, qui œuvre à la fabrique du monstre, en complicité avec Athéna, qui veille à faire régner un droit partial. Là aussi, l’ambivalence prévaut.

Changement de paradigme

Il ne s’agit pas d’une traduction, ni même d’une simple réécriture, mais bien d’un nouveau texte éclairant l’histoire sous un nouveau jour. À la sagesse du mythe originel, Gurshad Shaheman préfère appeler à la révolte car, selon lui, la résolution des conflits passe par une autre justice : la réparation des (vraies) victimes. La démocratie occidentale n’est-elle pas pourrie jusqu’à l’os ? Comment y remédier ? Plutôt qu’insister sur la répétition incessante et inexorable des guerres, la pièce démonte les mécanismes de nos démocraties en berne et dégage des pistes pour inventer des issues de secours.

Eux, aussi, hantés par les menaces sur nos droits et libertés, Catherine Marnas et Nuno Cardoso se sont intéressés à l’Orestie car Eschyle y fait l’éloge de la démocratie athénienne, modèle des nôtres. Réinterrogeant le mythe à la lumière de notre présent, ils commencent par affirmer le français et le portugais comme des racines communes, au cœur de l’Europe. Investis dans plusieurs rôles, les acteurs dialoguent dans les deux langues avec fluidité. Formidable travail de troupe qui réunit douze comédiens et comédiennes venus du Portugal et de L’éstba (école supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine), la promotion 4. Relevons le jeu, vibrant, de Teresa Coutinho et la bonne idée d’intervertir les rôles, ce qui permet de révéler la complexité de ces personnages que l’on croyait connaître.

Poésie trash

« Y a-t-il une hérédité du crime et de la vengeance ? », écrit la directrice du TnBA, dans la brochure de saison. La mise en scène met remarquablement en lumière le retour du cycle barbare des Atrides, fondé sur la revanche (« Seul le sang peut laver le sang »). Pour élargir l’horizon de l’Orestie, Catherine Marnas et Nuno Cardoso nous rapprochent aussi de l’actualité, de la nécessité de « réparations ». De-ci de-là, ils piochent matière à illustrer le propos dans la politique étrangère et les débats de société. #MeToo s’invite à la fête ; les jeunes s’opposent aux vieux dans une posture explicite. Sans céder aux facilités du texte (fontaine de Mojito, Chippendales…), les metteurs en scène s’adressent aux jeunes générations par des clins d’œil qui prêtent souvent à sourire : des fêtards en rave party ; des anarcho-féministes en furie ; une Pythie qui vaut son pesant de cacahuètes… C’est hétéroclite mais percutant.

Pour-que-les-vents-se-levent-Catherine-Marnas-Orestie © Frédéric-Desmesure
© Frédéric Desmesure

Pathétiques, les héros grecs perdent bel et bien de leur stature, comme les dieux, d’ailleurs, lesquels n’ont d’immaculés que leurs costumes. C’est ironique en diable ! D’ailleurs, la scénographie de Fernando Ribeiro est particulièrement réussie. Au lointain, des arbres, cimes en bas, s’animent au gré du vent qui se lève au fil du temps. Aux côtés d’un immeuble à demi écroulé, trônent des gradins, sur lesquels jouxtent les fantômes d’hier et la relève. Belle référence au théâtre antique, aux espaces de la cité et à la mise en spectacle du système politique. Les blocs bougent d’un acte à l’autre et le bâtiment se transforme : d’un columbarium (murs d’urnes), s’extirpent d’abord les fantômes ravivés par Cassandre. Le tribunal, espace théâtral de la parole et de l’argumentation, trouve ensuite sa place naturellement à l’envers des foyers. L’emblème de la civilisation paraît une machine institutionnelle cloisonnée, un système grippé qui conduit évidemment le procès à innocenter le coupable.

Parmi les images saisissantes : celle des corps enchevêtrés quand Hécube fait le récit, glacial, des atrocités qu’elle a subies ; le gun, rutilant, qui circule de mains en mains, d’une scène à l’autre ; la baignoire transparente, à la fois piège et cercueil… Oui, cette ronde ô combien tragique, séduit les jeunes présents en nombre, ce soir-là. Ils ont applaudi à tout rompre. Combien seront prêts à se retrousser les manches pour tout changer, comme le souhaite Chrysothémis, dans son vibrant final ? 🔴

Léna Martinelli


Pour que les vents se lèvent, de Gurshad Shaheman

À paraître aux Solitaires Intempestifs
Mise en scène : Nuno Cardoso et Catherine Marnas, assistés de Janaína Suaudeau
Avec : Zoé Briau, Telma Cardoso, Teresa Coutinho, Garance Degos, Inês Dias, Félix Lefebvre, Carlos Malvarez, Léo Namur, Mickaël Pelissier, Tomé Quirino, Gustavo Rebelo, Bénédicte Simon
Lumières : Carín Geada
Scénographie : Fernando Ribeiro
Musique : Esteban Fernandez
Tams : Philippe Asselin
Alto : Olivier Samouillan
Violoncelle : Garance Degos
Costumes d’Emmanuelle Thomas
Régie Plateau : Margot Vincent 
Régie Lumière : Benoît Ceresa et Christophe Turpault
Régie Son : Samuel Gutman et Sébastien Batanis
Costumes : Kam Derbali et Laetitia Bidault
Spectacle en français et portugais surtitré en français
Durée : 3 h 30 (avec entracte)

TnBa • Salle Vitez • Place Renaudel  • 33000 Bordeaux
Du 5 au 8 octobre 2022
Tarifs : de 6 € à 26 €
Réservations : 05 56 33 36 80 ou en ligne

Dans le cadre du FAB – Festival international des Arts de Bordeaux Métropole, du 1er au 16 octobre 2022

Tournée :
• Du 20 octobre au 6 novembre, Teatro Nacional São João (TNSJ), à Porto (Portugal)
• Les 18 et 19 mars 2023, Meta, Centre dramatique national de Poitiers
• Les 4 et 5 avril, Préau, Centre dramatique national de Vire

À découvrir sur Les Trois Coups :
L’Orestie, mise en scène de Romeo Castellucci, par Léna Martinelli
L’Orestie, mise en scène de Georges Lavaudant, par Trina Mounier
L’Orestie, mise en scène de Romeo Castellucci, par Cédric Enjalbert
FAB, Festival des Arts de Bordeaux, 7e Édition

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