Une pensée en scène inoubliable !
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Dans la cour d’honneur, Nicolas Truong rend un vibrant hommage théâtral à Edgar Morin. Avec ses invités, il se souvient de quelques moments forts de la vie de cet intellectuel hors norme (présent en visioconférence). La dramaturgie de cette pensée crée, le temps d’une soirée grandiose et féconde, un îlot de fraternité que l’on souhaite pérenne.
Edgar Morin a eu cent ans le 8 juillet dernier. Mis à l’honneur à l’UNESCO et à l’Élysée ces jours-ci, il n’a finalement pas pu descendre à Avignon. À son âge, ce genre de festivités éreinte, s’excuse-t-il d’emblée avec pudeur et humour. Son doux visage est ainsi projeté sur le mur de la cour – prenant une dimension sacrée, prophétique, voire futuriste. En effet, il nous parle d’ailleurs et virtuellement. Du temps passé, du présent dans lequel nous nous situons et des « forces » qui se mêleront et créeront un avenir imprévisible.
Le reporter, philosophe et metteur en scène Nicolas Truong, soucieux de mettre à l’honneur la théâtralité de sa pensée complexe, transdisciplinaire, a donc choisi des moments fondateurs, des thèmes ou des motifs, des textes, des musiques et des chants pour célébrer ce « révolutionnaire fraternel ». Sa mise en scène des traits saillants d’un penseur sans école, d’un « homo demens » consacrant ses dernières énergies à réfléchir au principe d’Éros, à redéfinir sa vie pour mieux appréhender le présent et l’avenir, nous touche vivement.
« Vivre de mort ou mourir de vie » (Héraclite)
Au commencement, il y a la mort. Edgar est né sans vie et il a fallu le réanimer (le « baffer pour entendre enfin son cri »). Sa mère, connaissant les risques fatals d’une grossesse pour sa santé fragile, a choisi de garder son enfant. Elle décède quelques années plus tard. Ce soubassement tragique, cette vulnérabilité originelle expliquent-ils l’énergie vitale, la bienveillance, le souci de l’autre, le non jugement, voire l’optimisme d’Edgar ? Le deuil maternel se trouve ensuite compliqué par les mensonges du père et le jeune garçon s’efforce de surmonter cette forme de nihilisme grâce à l’amitié, la communion avec autrui ; il cherche à concilier le doute, la raison et l’affectivité. Il panse sa solitude grâce à la littérature et au cinéma, trouvant un « placenta maternel » dans le livre ou la salle obscure.
Cette première partie du spectacle consacrée aux origines, à Éros et Thanatos, s’ouvre par un sublime negro spiritual joué par Judith Chemla et Clotilde Lacroix : Sometimes I feel like a Motherless child. Judith, chanteuse au timbre exquis et comédienne, lit également un texte autobiographique d’Edgar consacré à cette naissance tragique. Enfin, la chanteuse de jazz Marion Rampal et le pianiste Pierre-François Blanchard viennent interpréter la Complainte de Mackie, extraite de L’Opéra de quat’sous. Le film de Pabst sorti en 1931 fut une révélation pour Edgar et la musique de Kurt Weill l’accompagne depuis lors. Enfin, les invités évoquent les échos en eux d’un tel rapport à la mère, à la mort. « On a deux vies et la deuxième commence quand on comprend qu’on n’en a qu’une », rappelle ainsi le chercheur Pablo Servigne, citant Confucius.
« Vivre, c’est courir le risque de l’aventure de la vie » (Edgar Morin)
Puis sont abordés les thèmes de la résistance et de l’héritage. Des clés de lecture pour mettre en exergue le vouloir vivre, l’engagement, la sensibilité à la culture populaire d’Edgar, son goût pour les autodidactes. Nicolas Truong souligne que c’est la résistance pendant la Seconde Guerre qui fait entrer notre sociologue du temps présent au CNRS et dans la recherche. Judith lit un extrait d’Autocritique évoquant le sentiment d’exclusion et la délivrance éprouvés après avoir quitté le parti communiste. Marion chante suavement le Temps des cerises de Clément et Mon amie la rose (interprétée en 1965 par Françoise Hardy). L’historien Pascal Ory et Nicolas Truong rappellent alors que Le Monde publia des enquêtes de Morin sur les yéyés – une culture méprisée à l’époque. Une célèbre citation de René Char dans l’essai d’Hannah Arendt (La crise de la culture) est alors commentée : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Nous sommes libres d’utiliser les pensées du passé pour forger notre propre jugement. Christiane Taubira retient de cela que nous avons tous des appartenances légitimes (familiales, religieuses, culturelles, communautaires, etc.), mais que nous faisons tous partis de la « terre-patrie » (Morin), du « tout-monde » (Glissant).
La pensée d’Edgar se dessine donc à travers ses mots, ces échanges, ces échos chez autrui et ses notes mêlées. On cerne mieux, et de façon poétique, le constat qu’il dresse sur l’humanité : d’un côté, l’Homme aspire à la fraternité et à l’émancipation ; de l’autre, on observe une permanence des barbaries, une dégradation des meilleurs aspects de la culture européenne et une crise croissante de la civilisation.
Qu’est-ce que le « nous » aujourd’hui ?
Cette pensée complexe (faite d’« incertitude joyeuse mais non angoissée » d’après C. Taubira, d’ « errance et de cohérence », d’après P. Servigne) s’affine encore lorsque le sujet de l’écologie est mis en lumière. Malgré le retard énorme de la conscience écologique (le rapport Meadows date de 1972 et la disjonction de l’homme et de la biosphère s’accroît), une « opportunité de destin commun », des « formes possibles de métamorphoses » existent. « Rien n’est irrémédiable », assure le sociologue.
Le film Chronique d’un été (réalisé avec Jean Rouch en 1960 est ensuite évoqué. Présenté au premier festival du film ethnographique et sociologique de Florence), il permettait de dresser un état des lieux de la société. L’époque était marquée par l’espoir sur le plan économique. On demandait à des « paumés » : « comment vis-tu ? », « comment tu te débrouilles avec la vie ? », « Que fais-tu le matin ? », « Est-ce que cela t’intéresse ? », « Quand tu sors dans la rue, que fais-tu ? » « Es-tu heureux ? ». Aujourd’hui, dans notre monde défait (par les guerres, les risques nucléaires, les replis identitaires, le développement techno-économique, la pandémie, plein de gens perdus), la question serait plutôt : « qu’avons-nous en commun et avec qui ? Qui est nous ? ».
Alors, en guise d’apothéose finale à ce spectacle qui se déploie si finement, Edgar Morin s’efforce de répondre à la question. Son discours, d’une intelligence et d’une humanité rares, est tourné vers le public présent de la cour, suspendu, et vers l’avenir. Le visage et la voix d’Edgar Morin animent le gigantesque mur du Palais… « Depuis 1945, Hiroshima, le spectre de la mort plane sur l’aventure humaine (nucléaire, conflits, solitude, industrialisation et mécanisation, crise économique, écologique et de civilisation) mais la résistance reste. Si la politique ne propose que le calcul et les statistiques, la vie ne peut être comprise ainsi. Il faudrait refaire le chemin de Marx, développer une belle force politique. Or, nous en sommes loin. La communauté de destin est peu visible. Toutefois, l’espoir demeure que se constitue une pensée cohérente de ce qu’est l’Homme et le monde. Il faut penser l’Histoire, ne pas se refermer sur ses identités, sauvegarder des oasis de pensée fraternelle. Il existe des forces de métamorphoses qui se déchaînent, se mêlent, interagissent, rétroagissent : l’élan vers un Homme augmenté (donc une société régulée, des dominants, des consciences dispersées) ou le désir d’une vie consacrée à l’amélioration humaine. Entre Éros, principe de vie et d’union, et Thanatos, volonté de (s’auto)détruire, il faut choisir la voie tonique de la fraternité ! »
Voilà en substance les mots de notre penseur centenaire. Un message profond, revigorant, dont on se souviendra longtemps, susceptible de nous modifier durablement. ¶
Lorène de Bonnay
Se souvenir de l’avenir, Edgar Morin, Nicolas Truong
Mise en scène : Nicolas Truong
Avec : Judith Chemla (autrice, actrice, musicienne, chanteuse), Christiane Taubira (autrice et femme politique), Pascal Ory (historien), Pablo Servigne (chercheur « in-terre-dépendant »), Marion Rampal (autrice, compositrice et chanteuse de jazz), Pierre-François Blanchard (pianiste), Clotilde Lacroix (violoncelliste éclectique)
Durée : 1 h 30
Captation disponible sur arte.tv dès le 17 juillet
Cour d’honneur du Palais des Papes • Place du Palais • 84000 Avignon
Dans le cadre du Festival d’Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Le 13 juillet 2021 à 22 heures
De 10 € à 25 €