La brume fait disparaître le propos
Par Élise Ternat
Les Trois Coups
Que l’on adhère ou non à son propos, on est bien forcé de reconnaître que « This Is How You Will Disappear » ne laisse pas indemne. Plus qu’une expérience intellectuelle, il s’agit ici d’une expérience des sens que Gisèle Vienne et ses fidèles collaborateurs souhaitent faire partager, à travers cette dernière création présentée dans le cadre du Festival d’Avignon.
La chose n’était pourtant pas gagnée d’avance puisque le spectacle est donné dans le gymnase Aubanel, devenu forêt pour l’occasion. Saisissante de vérité, une nature des plus réalistes se dresse sur scène. Une véritable forêt emplie d’arbres, dont les feuilles mortes ont recouvert le sol. Cette forêt nous rappelle évidemment grand nombre d’histoires et de contes où cet élément tient une place centrale. Fidèle à cette tradition, Gisèle Vienne a choisi de faire de ce paysage le composant principal de sa pièce et de lui conférer toutes les symboliques que celui-ci peut revêtir. Initialement lieu de bien-être dédié à l’entraînement sportif, la nature revêt dans un second temps un caractère des plus inquiétants lorsqu’elle s’assombrit pour s’emplir de brume.
Gisèle Vienne annonce sa dernière création comme une tragédie contemporaine, là où s’affrontent deux entités chères à Nietzsche, l’ordre et le chaos, dans la rencontre du dionysiaque et de l’apollinien. Sur scène, ce sont trois personnages qui représentent des archétypes d’ordre, de perfection et de ruine. Sortis de l’imagerie postadolescente, ils incarnent les figures du sportif (l’entraîneur et l’athlète) et de la rock star. Au-delà de ça, presque rien, Gisèle Vienne laisse peu d’indices aux spectateurs : peu nombreux sont les évènements qui composent ces quatre-vingt-dix minutes de spectacle. Et seules quelques rares phrases prêtées aux personnages sont portées et traduites à l’écran. On aura donc tendance à disséquer ces quelques dialogues issus de la plume de l’écrivain Denis Cooper, dans le but vain de comprendre la quintessence du propos. Hélas, mieux vaut se laisser imprégner de l’atmosphère et des murs de sons pour saisir le sens donné aux rares actions des personnages qui ponctuent la pièce.
En effet, face à la faible quantité d’évènements, qui, loin d’être à la hauteur du propos de Gisèle Vienne ou de jouer comme des archétypes, déçoivent, la musique et la brume agissent comme des dimensions essentielles de cette pièce. Dès les premiers moments de This Is How You Will Disappear, des sonorités assourdissantes se font entendre. À l’instar d’une des précédentes créations de Gisèle Vienne, Kindertotenlieder, Stephen O’Malley et Peter Rehberg composent ce qui s’apparente à un mur de son. Diffusés dans toute la salle, les divers morceaux consistent en un remarquable scénario sonore, annonçant déjà le devenir d’une nature hostile. La lenteur et le côté répétitif de certains passages relèvent du drone doom *. Les bruits de feuilles et d’eau renvoient à la musique concrète. Ainsi, c’est tout un habillage sonore et visuel qui rythme et ponctue la pièce.
La brume, quant à elle, fait de ce spectacle une véritable expérience sensorielle. Suite au premier moment où la gymnaste s’entraîne, lorsque l’on voit cette dernière disparaître tel un zombie dans les bois recouverts de brouillard, on est véritablement happé voire englouti par ce qui s’apparente à un voile nébuleux et dense, signe d’une nature peu rassurante, envahissante voire surpuissante. Les halos de lumière jusqu’alors présents dans les bois ont disparu, et le public est désormais plongé dans une somptueuse, épaisse et humide nappe de brouillard. Magique !
Ainsi, This Is How You Will Disappear émerveille pour son esthétique et fait vibrer pour ses sonorités. En revanche, son propos, loin de convoquer les noms cités en référence de Bataille ou de Nietzsche, se risque à l’écueil du snobisme et paraît finalement peu compréhensible. ¶
Élise Ternat
* Registre musical caractérisé par des tempos lents.
This Is How You Will Disappear, de Gisèle Vienne
Conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie : Gisèle Vienne
Direction musicale : Stephen O’Malley
Création musicale : Stephen O’Malley, Peter Rehberg, K.T.L., Ensemble Pearl
Interprétation et diffusion en direct : Stephen O’Malley, Peter Rehberg
Texte : Dennis Cooper
Traduction : Laurence Viallet
Lumière : Patrick Riou
Vidéo : Shiro Takatani
Photo : Seldon Hunt
Sculpture de brume : Fujiko Nakaya
Créée en collaboration avec et interprété par : Jonathan Capdevielle, Margrét Sara Gudjónsdóttir, Jonathan Schatz
Production D.A.C.M.
Coproduction Festival d’Avignon, le Quartz, scène nationale de Brest, Festival/Tokyo, Steep Slope Studio-Yokohama, Kyoto Experiment Festival
Avec le soutien de Saison Foundation & EU Japan Fest, Comédie de Caen centre dramatique national de Normandie, Centre dramatique national Orléans/Loiret/Centre, Steirischer Herbst (Graz), B.I.T. Teatergarasjen (Bergen), Kampnagel (Hambourg), Centre chorégraphique national de Franche-Comté – Belfort et Centre chorégraphique national de Grenoble dans le cadre d’un accueil studio avec le soutien de la Japan Foundation through the Performing Arts Japan program, Étant donnés-fonds franco-américain pour les arts vivants-program F.A.C.E., du service culturel de l’ambassade de France à Tokyo, de CulturesFrance et de la ville de Grenoble dans le cadre de leur convention, résidence-association ArtZoyd, le Phénix scène nationale Valenciennes
Le Festival d’Avignon reçoit le soutien de l’A.D.A.M.I. pour la production.
Gymnase du lycée Aubanel • rue Palapharnerie • 84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 14 60
Du 8 au 14 juillet 2010 à 18 heures et le 15 juillet 2010 à 15 heures
Durée : 1 h 30
27 € | 21 € | 13 €