« Une chambre en Inde », d’Ariane Mnouchkine, Théâtre du Soleil à Paris

Ariane Mnouchkine : le Soleil contre l’obscurité, tout contre

Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups

Que peut le théâtre ? Qu’a‑t‑il à dire du chaos du monde ? Ariane Mnouchkine prend ces questions à bras le corps dans une création tourmentée et mélancolique, se retournant sur 50 ans de vie consacrée au théâtre.

« Peut‑on espérer la venue d’un nouveau Shakespeare ou d’un nouvel Homère ? » s’inquiète Ariane Mnouchkine, sans emphase. Car, pour elle, la question se pose vraiment : qui saura raconter le chaos du siècle ? Qui trouvera les mots pour débrouiller l’incompréhensible ? L’artiste, qui n’a cessé d’interpréter les classiques et d’inventer les formes pour dire le monde, s’est révélée, comme tous, interdite et désemparée par la violence inédite des attentats qui ont endeuillé la France. À quoi bon le théâtre, l’art ou la création, dans ces conditions ? Elle avait organisé un voyage avec sa troupe, en Inde, sur les traces d’une forme théâtrale populaire oubliée : le Theru koothu. Pouvait‑elle encore prendre le large ? Après un moment de sursis, elle fait le pari que l’éloignement offrirait une distance bienvenue, un exil fertile à la pensée.

Cette gageure, elle l’a déjà vérifiée dans son théâtre, à maintes reprises. Mais à Pondichéry, en janvier 2016, rien ne s’est passé comme prévu. La difficulté à se figurer un horizon qui ne soit pas obscurci par le doute, un imaginaire qui ne soit pas pétrifié par la conscience des horreurs du monde, sont devenus l’objet même de sa création. Toutes ces inquiétudes ont nourri la matière d’un spectacle paradoxal, puisqu’il témoigne de ses errances, montrant au théâtre ses propres limites, ses impossibilités exposées sur scène. La troupe du Théâtre du Soleil relève ce pari hardi, sinon hasardeux, avec le maximum de sincérité, et autant de réussite qu’un projet aussi difficile permet. Ariane Mnouchkine abat les déclamations grandiloquentes qui font de l’art « un rempart contre la barbarie ». Une baudruche, qu’elle dégonfle, sans désespérer.

Puissance d’agir

Sur scène, Cordelia (incarnée par Hélène Cinque), un double de la metteuse en scène tourmentée, prend les rênes d’une troupe en vadrouille en Inde, depuis que son directeur, un certain Constantin Lear, a perdu la raison. Elle-même ne sait plus trop où donner de la tête : « On finit par se demander à quoi on sert, enfin ». Aux difficultés journalières s’ajoutent les cauchemars et les songes, qui rendent sa nuit plus qu’agitée. Sur scène, deux états de conscience, réel et fantasmé, alternent. À quoi rêve donc Cordelia ? Aux mises en scène passées, à ses voyages, à l’Inde espérée, à ses obsessions et à ses figures tutélaires, à Artaud, à Shakespeare et à M. Tchekhov, qui traversent l’épopée comme des spectres bienveillants… et, surtout, au sujet de son prochain spectacle. Mais « où est le drame, où le conflit, où le dilemme, où est l’épopée ? » rumine-t‑elle. Alors ?

Alors, précisément là, dans cette inquiétude et ce doute, démantelant les certitudes. Ariane Mnouchkine n’est pas un chantre de l’esprit positif et de ses avatars mous. Une tonalité mélancolique sinon tragique traverse d’ailleurs sa dernière création, alors qu’elle se retourne sur une vie consacrée à un art aussi ténu, parfois dérisoire. Pourtant, elle croit manifestement en notre aptitude à être affecté par le monde, dont dépend directement notre « puissance d’agir ». Sans affection et sans capacité de souffrir, pas de puissance ni de joie. Spinoziste, Ariane Mnouchkine ? Elle fait assurément la démonstration, après Spinoza, que la possibilité de déployer pleinement notre existence repose résolument sur l’extension de notre surface d’affliction.

Ariane Mnouchkine renoue avec ce pouvoir incomparable du théâtre, dans sa forme indienne la plus archaïque et la plus originelle : le Theru koothu, auquel l’a initié le maître indien Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran. Elle-même le dit : « Je ne suis pas de ceux qui pensent que la peur n’est qu’un sentiment, il existe des raisons légitimes d’avoir peur, il faut vivre avec et les traiter ». Les traiter, comment ? En les exposant, pour en faire une matière commune et un sujet d’affection, de rire surtout, déjouant tout désenchantement. Avec ce presque-rien, elle guide sa troupe à travers une épopée du doute. Une trentaine d’acteurs et de musiciens se livrent corps et âme à cette aventure, portés par la confiance de « créer ensemble ». Quatre heures de spectacle ne nous rendent pas plus sûrs de sa réussite. Il est très probable que le théâtre n’ait vraiment rien à dire du monde, et assurément aucune « réponse ». Mais il lui reste cette possibilité d’épaissir la consistance du sentiment, de creuser l’empathie, d’enrichir la matière à rêve. Pas peu. 

Cédric Enjalbert


Une chambre en Inde

Une création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine

Écrit en harmonie avec Hélène Cixous

Musique de Jean‑Jacques Lemêtre

Avec la participation exceptionnelle de Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran

Théâtre du Soleil • la Cartoucherie • 75012 Paris

Réservations : 01 43 74 24 08

www.theatre-du-soleil.fr

Du 5 novembre 2016 au 21 mai 2017, du mercredi au vendredi à 19 h 30, le samedi à 16 heures et le dimanche à 13 h 30

Durée : 3 h 50

Tarifs : individuels 40 € / collectivités, demandeurs d’emploi 30 € / étudiants, moins de 26 ans et scolaires 20 €

Billets mécènes, pour ceux qui peuvent soutenir le Théâtre du Soleil : 150 € | 100 € | 50 €

À propos de l'auteur

Une réponse

  1. J’ai longtemps habité Vincennes. Je suis parti enseigner en Afrique. Depuis mon retour à Grenoble j’entends parler du théâtre du Soleil.
    Je n’ai qu’une envie, y venir.
    Je vais donc le faire au plus vite.
    A bientôt.
    Jean-Paul Egger

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