Entretien avec Astrid Cathala, directrice artistique et littéraire de l’Œil du souffleur éditions et cie, au sujet de la présence de plusieurs auteurs à Avignon

Astrid Cathala © Anaëlle Cathala

«Publier une pièce, c’est semer, glaner, cueillir, dans la durée.»

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

L’Œil du souffleur est une association originale, à la fois maison d’édition spécialisée dans le théâtre, lieu de résidence et de diffusion, compagnie. Elle a notamment publié des pièces de Frédéric Ferrer, D’ de Kabal, Jacques Descorde, Michèle Laurence, ainsi qu’un ouvrage de fond en partenariat avec les Écrivains associés du théâtre. Tous ces noms sont présents au festival. Rencontre avec l’artiste et éditrice Astrid Cathala.

L’Œil du souffleur éditions et cie est particulièrement bien représentée dans le In et le Off d’Avignon, cette année. Cela doit vous réjouir ?

Oui, je suis ravie. C’est la première fois que les auteurs de la maison ont autant d’échos et de visibilité : onze ouvrages sont disponibles dans les librairies du festival. À mes yeux, c’est une étape importante, le fruit d’un long processus. Éditer s’apparente au labour, à la récolte. J’espère que cette moisson charmera Avignon autant qu’elle nous a enchantés.

Vous êtes d’abord comédienne. Comment est né ce désir de publier ?

Le livre renvoie à une odeur d’enfance, pour filer la métaphore olfactive ! Très tôt, j’ai apprécié l’objet, humé son essence. La représentation théâtrale étant éphémère, j’ai eu très tôt le désir de laisser une trace, de fournir du temps aux pièces et à leurs auteurs. Fixer un texte, le transmettre, me paraît essentiel, même si l’on ignore comment les gens vont s’en emparer et si on sera là pour le voir. Ce qui m’importe, c’est la rencontre autour du livre ou d’un autre support. On ne peut ni anticiper cette dernière, ni la maîtriser, mais on peut lancer des bouteilles à la mer, essaimer, tout faire pour la faire advenir. Finalement, l’association l’Œil du souffleur éditions et cie est un projet global de sensibilisation au spectacle vivant. Elle vise à tisser ce lien mystérieux avec autrui, de multiples façons. 

Êtes-vous attachée au genre de la pièce dramatique ?

La maison tâche d’être le témoin d’une époque « transgenre », mouvante, et possède quatre collections, dont la principale est dédiée au théâtre. Nous accueillons donc toutes les formes avec plaisir. Frédéric Ferrer en est l’exemple parfait. Julie Ménard aussi : je vois son texte Une blessure trop près du soleil comme le premier acte d’un livret d’opéra. Dans Myth(e) – roman dansé, Joël Kérouanton s’évertue à écrire la danse de Sidi Larbi Cherkaoui. En somme, nous sommes avides de fonds et de formes qui bouleversent, bousculent nos clichés, pointent nos incohérences. Secouez-nous !

De la scène à l’édition

Parlez-nous de votre longue collaboration avec Frédéric Ferrer.

On s’est rencontrés en 1993 dans une école de théâtre à Paris. Initialement, il était professeur agrégé de géographie, puis il est devenu metteur en scène et auteur. J’ai travaillé avec lui comme comédienne sur cinq ou six de ses mises en scène, tout en endossant peu à peu la casquette d’éditrice (d’abord au sein des éditions l’Archange Minotaure, créées par Jean-Michel Cornu). Kyoto forever est l’aboutissement de cette collaboration : j’étais sur le plateau, la pièce s’est construite et l’ouvrage est né.

Frédéric Ferrer pratique donc l’écriture de plateau ?

Oui, bien que techniques, les questions politiques, sociales, géopolitiques, autour du réchauffement climatique, se trouvent digérées au plateau, décalées. Nos propositions d’acteurs influent sur l’écriture et réciproquement, celle-ci conditionne notre travail. S’ajoute ensuite une étape supplémentaire pour l’édition, puisqu’il est impossible d’écrire mot à mot ce qui se passe pendant les répétitions. Frédéric livre un texte abouti, un matériau construit, qui est encore travaillé avec Jean-Marc Eldin, mon plus proche collaborateur (un lecteur, correcteur, graphiste, éditeur pointu) et parfois avec quelques bénévoles, membres de l’association. Une fois édité, le texte fixe des mots, tout en ouvrant l’imaginaire du lecteur ou du metteur en scène.
Aujourd’hui, Kyoto forever 2 (créé en 2015) paraît à l’occasion du festival, puisque Frédéric Ferrer y mène l’anniversaire des 20 ans de Sujets à vif. Auteur et metteur en scène, il rencontre chaque soir un artiste et invente avec lui une forme et un récit. Le 19 juillet, il accueille d’ailleurs un autre auteur de la maison, D’ de Kabal : la collusion de ces deux pensées sur le plateau promet d’être féconde.

Votre association accueille des artistes en résidence dans le Massatois. Comment se déroulent-elles ?

Frédéric Ferrer n’est pas venu en résidence d’auteur, mais il a été invité par l’Œil du souffleur (qui avait une convention avec le Frac Midi-Pyrénées), pour y jouer une ses fameuses Cartographies. Sa venue a donc permis un échange sur le territoire.
En revanche, D’ de Kabal est venu trois fois à Massat. Je l’avais rencontré en 2009 à Avignon, lorsqu’il jouait Écorces de peine à la Chapelle du Verbe Incarné. Je lui avais demandé s’il avait des projets d’écriture en tête. Peu de temps après, il m’a livré un carton de textes ! D’emblée, j’ai souhaité faire connaître ses textes qui me semblaient empreints d’une vitalité et d’une urgence à dire extrêmes. Lui et moi avons aussi élaboré un véritable parcours commun. Il a répondu à notre commande d’écriture, autour d’un thème qui rejoignait l’un des siens. Je l’ai aussi rencontré au plateau en tant qu’interprète avec bonheur : quel privilège ! Sur la Belle dans la bête, on a œuvré en duo, dans l’élaboration de l’écriture comme dans la conception de la forme elle-même. Ce travail au sein de la maison est exemplaire : une ligne directrice nous a conduits de la page blanche à la diffusion du spectacle sur ce territoire rural que l’on dit reculé, et, en sens inverse, en région parisienne. Le public, nombreux, a suivi chacun de ses temps de résidences avec un intérêt qui nous a stupéfaits. Des rencontres aussi organisées qu’informelles ont eu lieu, sans hiérarchie ni préjugés, et ont permis des échanges et des créations in situ, avec des comédiens, des écoles, des habitants. Ce furent des temps très forts, et ce n’est pas fini : D’ de Kabal va revenir. Pour l’heure, nous avons édité Agamemnon, N.O.T.R.A.P., Chants barbares et la publication de Fêlures est prévue au moment de sa création au théâtre de la Colline en février 2019. Cette fois, ce sera la montagne qui se déplacera à la colline….

Des auteurs qui transfigurent

les bruits du monde 

Qu’est-ce qui vous a intéressée dans l’univers de Jacques Descorde ?

Je trouve que le silence caractérise son écriture, sa direction d’acteurs comme ses mises en scène. Ses textes sont ciselés, économes, étrangers à toute forme de grandiloquence ou de spectaculaire. « L’air de rien », on quitte ses pièces ou ses spectacles en ayant reçu une charge d’une densité réellement singulière. C’est un homme très fin, un artiste que j’admire et apprécie beaucoup. J’ai joué sous sa direction la reprise de Combat, bien avant de le publier. Ses textes racontent la famille, mêlent des faits de société et des figures symboliques. Ainsi, Ce que nous désirons est sans fin a-t-elle pour origine un sordide fait divers de 2013 (un fils fomente le meurtre de son père) : cet univers a un pied chez Sophocle et un autre dans l’actualité.

Et celui de Michèle Laurence ?

Cette autrice possède aussi une façon particulière de digérer l’histoire. Eaux-fortes nous emmène au cœur de l’Algérie et, de façon très habile, renseignée, délicate, elle met en scène trois grandes figures qui ne se sont pas côtoyées : Paul Guion, architecte et peintre qui a construit le musée des Beaux-Arts à Alger, Issiakhem, peintre algérien, et l’écrivain Kateb Yacine. La puissance d’évocation des images nous fait sentir l’Algérie, son histoire, son parfum. Michèle Laurence accomplit un travail de mémoire raffiné, délicat et fondamental, qui intéresse les jeunes générations algériennes et françaises. Quant à la pièce l’Enveloppe, elle aborde de façon poétique et lumineuse le thème social du sida, et offre de beaux personnages féminins (le hasard, par l’entremise d’une enveloppe égarée contenant le résultat d’un test V.I.H. va réunir et bouleverser les destins de quatre femmes). Avant de la publier, j’avais également joué avec elle dans une pièce documentaire autour de la violence faite aux femmes, mise en scène par Carole Thibaut. Décidément, mon expérience au plateau à Paris, durant 20 ans et encore aujourd’hui, se révèle indissociable de mon travail d’éditrice. Je commence seulement à entrevoir cette forte cohérence, cet échange entre la page et la scène, et le sens de mon propre parcours.

Comment parvenez-vous à concilier votre travail d’artiste et votre rôle de passeuse ?

Je navigue sans cesse entre le terrain et le bureau. Même si ce va-et-vient est usant, chronophage et me dépasse moi-même (je me sens plus artiste qu’administratrice), j’avance avec d’autres : des enfants, des créateurs de tous horizons, etc. La ligne de notre association, même si elle est reliée à mon parcours, ne sert pas mes intérêts personnels : elle est défendue par un groupe bénévole de personnes actives, en constante recherche, et sans lesquelles nous ne pourrions mener de front tous nos projets. Plusieurs actions singulières en découlent : des ateliers réguliers de pratiques artistiques (allant de la petite enfance aux séniors, destinés aux amateurs ou aux professionnels), des partenariats avec des écoles (en danse, théâtre, édition d’un livre), des résidences, des sorties de laboratoire, des performances, des événements de diffusion. Ainsi, en ce moment, nous sommes en tournée et en montage de plusieurs formes, textuelles et musicales (la Belle dans la Bête, Enivrez-vous, Territoriis corpus), et nous sommes fiers de nos dernières publications – notamment Écrire le bruit du monde avec les E.A.T., et Kyoto forever 2

Propos recueillis par
Lorène de Bonnay


Le sujet des sujets, conçu et interprété par Frédéric Ferrer, du 8 au 25 juillet (relâches les 11, 15 et 22), à 20 h 30, au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph (D ’de Kabal est l’artiste invité le 19 juillet)

J’ai 17 pour toujours, de Jacques Descorde, du 7 au 30 juillet (relâches les 11, 18 et 25), à 19 h 45, à Présence Pasteur

Après une si longue nuit, de Michèle Laurence, du 7 au 30 juillet, à 20 h 30, au Théâtre du Roi René

Les E.A.T. :
Première approche, le 13 juillet à 10 heures, au Conservatoire du Grand Avignon ; V.A.P.P., les lectures des E.A.T – Méditerranée, tout au long du festival, à Présence Pasteur ;
 l’Isle 80, deux moments de lecture des E.A.T – Méditerranée, les 10 et 17 juillet à 14 h 30, à Présence Pasteur.

Site de l’Œil du souffleur éditions et cie

Site du Festival d’Avignon

Site du festival OFF d’Avignon

Site de la librairie de la Chartreuse

Site de la librairie la Mémoire du monde

Maison Jean Vilar, librairie du Festival et du OFF

Photo : © Anaëlle Cathala © Ariane Ruebrecht

À découvrir sur Les Trois Coups

Kyoto forever 2, par les Trois Coups

Un faisceau d’énergies qui porte haut l’écriture dramatique, par Lorène de Bonnay

Écrire le bruit du monde, par les Trois Coups

Ferrés par un objet théâtral jubilatoire, par Marie-Christine Harant

Comédie fatale sur le climat, par Léna Martinelli

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