Veilleurs en vie
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Valentine Losseau et Raphaël Navarro se saisissent de la veilleuse, cet objet de l’ombre propre au théâtre, pour rendre un hommage éclairé, plus fantasque que mélancolique, au spectacle vivant. Un cabaret holographique enchanté. Une étincelante sentinelle.
Chaque soir, après la représentation, quand les artistes ont quitté le plateau et que les spectateurs sont rentrés chez eux, l’équipe du théâtre a coutume d’installer sur la scène une veilleuse appelée aussi « servante ». Tantôt lampadaire ouvragé, tantôt simple ampoule montée sur pied, celle-ci se prépare à combattre les esprits qui peuvent apparaître et ensorceler les lieux : en anglais, on l’appelle d’ailleurs la ghost lamp (ou lampe aux fantômes).
Les âmes errantes, la Cie 14:20 en côtoie un paquet, mais jusqu’ici dans des salles bourrées à craquer. Entre Étienne Saglio, qui aime lutter contre (ou avec) les spectres (lire la critique des Limbes par Aurore Krol) et Clément Debailleul, qui fait parler les absents dans Wade in the Water, les membres de ce singulier collectif franchissent allègrement les frontières de l’au-delà. Présences évanescentes, fantasmes, chimères… Le propre de la magie ne réside-t-il pas dans sa capacité à nous sensibiliser à l’invisible, à défier les lois de la pesanteur et du temps ?
Cabaret enchanté
Durant les mois de fermeture, la veilleuse de la Cie 14:20 a justement cherché comment traverser cet espace-temps inédit. Pour donner à voir les artistes déprogrammés, ils ont continué de faire briller leur veilleuse sur les plateaux de théâtre déserts. Bref, travailler, assurer un service essentiel, vaille que vaille ! Lors du premier confinement, en attendant de reprendre le chemin des plateaux, ils ont donc proposé à certains d’entre eux de repousser les limites de leur discipline en imaginant à distance un dispositif compatible avec les mesures sanitaires. De quoi tenir virtuellement pendant longtemps, puisqu’une version légère (l’entre-sort est un extrait du cabaret holographique) est proposée dans un dôme cinéma en toile, en plus d’une version plateau, créée en septembre 2020.
Ainsi, ce jour de juin, sur la scène du Centquatre, à côté d’une chaise vide flanquée d’une servante réduite à son plus simple appareil, les balles du jongleur Clément Dazin se font-elles la malle, la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey tente-t-elle de contrôler des interprètes en goguette, les chanteuses de Birds on Wire disparaissent-elles en fumée, quand la danseuse Kaori Ito laisse son empreinte dans son sublime sillage… Magie pure pour conjurer le sort !
15 ans de création de la compagnie 14:20 en une vidéo
Avec la forme de théâtre-cinéma qu’ils ont inventée et peaufinée au fil de leurs spectacles, ces chefs de file de la magie nouvelle continuent de nous surprendre. Profitant de l’immatérialité (provisoire) de leurs interprètes, ils approfondissent leur œuvre, toujours dans une veine surréaliste, avec un langage foisonnant qui puise dans toutes les disciplines. Cette joyeuse bande se joue effectivement des codes de genre en réinventant la magie, bien sûr, mais aussi le jonglage, le clown, la musique, la danse, l’art contemporain.
Mise à nu
Sous forme d’hologrammes, les interprètes traversent l’espace en perpétuelle métamorphose, les reflets deviennent des ombres, les corps se dédoublent ou lévitent. Cabaret d’ombres et de lumières. Nous ne sommes en présence que de virtuel. Pourtant, que d’émotions ! Grâce à quelques effets spéciaux, l’illusion fonctionne parfaitement et la traversée sensorielle est bien agréable. Fertile, ce territoire imaginaire d’une richesse infinie offre à la réalité une magie bien précieuse : celle de la poésie. Un matériau travaillé par le rêve.
Ce temps suspendu a donc été bien mis à profit, même si la forme cabaret comporte des contraintes : une dizaine de séquences inégales s’enchaîne car chacun a son style, entre humour potache, talent brut et onirisme : rien à voir entre Éric Antoine et l’irrésistible Yann Frisch, expert en art du détournement. On retiendra aussi la prestation de Kaori Ito, tout en grâce et légèreté, la voix ô combien aérienne de Yaël Naim, qui cultive si bien le don d’ubiquité, ou encore la portée musicale insolite de la Flûte enchantée.
Servir le spectacle vivant
Ces êtres de lumière sans véritable densité physique parviennent sans mal à nous capter car, une fois l’œil exercé à ce nouveau mode de perception, on entre aisément dans le jeu. C’est prodigieux. Pour autant, sous leurs atours fantomatiques, ces interprètes-là ne nous en mettent pas plein la vue. Valentine Losseau et Raphaël Navarro se contentent de titiller le désir en ré-injectant du vivant de façon progressive, de stimuler le palpitant avec doigté. En questionnant ainsi les modalités de la présence collective, ils célèbrent merveilleusement les retrouvailles avec le public. Dans ce contexte de dématérialisation des relations, la Veilleuse apparaît comme un malicieux pied-de-nez aux captations de spectacle. Magnifique métaphore scénique, la servante rend, par sa lueur obstinée, symbole d’optimisme et d’énergie créatrice, un bel hommage à la présence indispensable des artistes sur scène.
Reste que la concomitance, avec un hologramme, d’un interprète en chair et en os, sur scène, nous aurait fait encore plus vibrer. C’est sans doute pourquoi, le couple de créateurs surgit des coulisses, à la fin, pour nous restituer le contexte de création, avant un bonus concluant, après cette adresse émouvante au public : « Nous nous sommes inspirés des interdits, pour inventer un nouveau mode de représentation, à l’instar des acteurs d’Édimbourg, bannis par les Calvinistes au XVIe siècle ou des Italiens qui, en France au siècle suivant, n’avaient pas le droit de parler sur scène : un privilège réservé à la Comédie-Française », précise Raphaël Navarro. Et comme ils « habitent » le CENTQUATRE (artistes associés), c’est encore mieux, si l’on peut y croiser ensuite ces artistes de talent.
Bon à savoir : la version plateau a fait la réouverture du Centquatre, avant d’avoir la possibilité de découvrir l’entre-sort, dans lequel les spectateurs peuvent entrer à tout moment, déambuler, s’assoir, flâner, s’attarder, s’égarer… en toute liberté. De plus, une version castelet, destinée à aller à la rencontre de publics empêchés (dans des hôpitaux, prisons, centres sociaux) peut être louée à la journée. Ainsi, La Veilleuse peut-elle être activée plusieurs fois par jour, et toucher un nombre important de personnes. Une mise en scène fabuleuse de l’absence et une veilleuse à géométrie variable : voilà décidément de quoi nous réveiller ! D’ailleurs, la compagnie créera bientôt La Réveilleuse avec de nouveaux artistes. ¶
Léna Martinelli
La Veilleuse, cabaret holographique, de Valentine Losseau et Raphaël Navarro
Avec : Éric Antoine, Birds on a Wire (Dom la Nena et Rosemary Standley), Clément Dazin, Lou Doillon, Laurence Equilbey avec Anas Séguin (baryton) et Chiara Skerath (soprano), Yann Frisch, Kaori Ito, Yael Naim, Yoshi Oida
Direction technique : Éric Bouché-Pillon
Vidéo : Frédéric Baudet, Natalianne Boucher, Charles Carcopino, Jérémy Collet, Clément Debailleul, Sylvain Decay, Simon Frézel, NikodiO, Gaston Marcotti, Mathieu Plantevin
Lumière : Valentine Losseau et Mathieu Plantevin
Musiques : Antoine Berland, Birds on a Wire – Dom la Nena et Rosemary Standley, Madeleine Cazenave, Lou Doillon, Laurence Equilbey, Yael Naim, Patrick Watson.
Son : Dominique Bataille
Régie spéciale : Marco Bataille-Testu
Stagiaires lumière : Martín Barrientos, Georgia Tavares
Centquatre • 5, rue Curial • 75019 Paris
Billetterie : 01 53 35 50 00
Version plateau
Du 9 au 12 juin 2021
Durée : 45 minutes
Tarifs : de 10 € à 15 €
Version entre-sort
Au dôme, à l’entrée
Du 22 juin au 4 juillet 2021, de 14 heures à 19 heures
Durée : 25 minutes
Tarifs : de 2 € à 5 €
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