Bilan, festivals Avignon 2023

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L’heure des bilans

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Le In et le Off paradent ! Avec des taux de fréquentation record, les organisateurs sont ravis. Quelle affluence, cette année, en dépit de la canicule et de l’inflation ! Que d’émotions, surtout !

« C’est une édition exceptionnelle à bien des égards : le grand retour des publics dans la plus grande fête populaire citoyenne de France ! », se félicite AF&C, organisatrice du Off. Les ventes de billets ont augmenté de 20 à 30 % par rapport à 2022, soit 1 955 000 pour un chiffre d’affaires estimé à près de 27 millions d’euros, sans compter les 15 % de places gratuites (invitations aux professionnels). Bonne nouvelle : près de 130 000 € (prélevés par Ticket’Off) abonderont le Fonds de soutien à la création et émergence.

Le In, quant à lui, affiche un taux d’occupation de 94 % (soit environ 115 000 spectateurs, contre 105 000 en 2022). Mais seulement 121 600 places sont proposées à la vente, contre 3 300 000  dans le Off ! Relevons les 5 000 « Premières fois venus en groupe au spectacle ». En effet, parmi les objectifs de ce festival considéré par beaucoup comme élitiste : davantage mélanger les publics.

Fréquentations record et programmations avisées

De façon générale, les artistes femmes gagnent en visibilité, avec même une programmation exclusivement féminine et variée au Théâtre des Lila’s. Dans le Off, des récits d’émancipation et de beaux portraits ont d’ailleurs émaillé la programmation.

© Thomas O’Brien

Quêtes existentielles ou identitaires, sens à donner à la vie, rapport à la mort restent les thématiques de prédilection. Cependant, les dystopies et le « hors norme » gagnent du terrain, signe que même sur ce vaste marché concurrentiel, des compagnies s’évertuent à surprendre, voire à bousculer les consciences en s’attaquant notamment à des sujets graves (précarité croissante, urgence écologique, anthropocène…).

Et, dans le Off, on peut aussi vivre des expériences inédites, alimentées par le virtuel de plus en plus présent, même si l’intelligence artificielle a peu inspiré d’artistes. Parmi les propositions insolites, l’accent porté à la convivialité et au plaisir des sens, tel Apérotomanie de la cie Dérézo, garde notre préférence (lire notre critique).

Certaines associations sont soutenues par les pouvoirs publics, comme une dizaine des Hauts-de-France par la Région (lire notre article). Un sacré coup de pouce financier, logistique et promotionnel ! Surtout quand il s’agit de présenter des spectacles choraux ! C’est le cas de l’Affolement des biches, par la cie Les Oyates (lire notre critique), pourtant subventionnée. On relève d’ailleurs de plus en plus de compagnies repérées, comme celle de François Veyrunes, avec Outrenoir, des pointures œuvrant plutôt dans le secteur public, comme Jérôme Thomas (lire notre critique), ou encore l’Opéra Grand Avignon, avec Storm (lire nos critiques). Carrément une institution ! Sans oublier les compagnies étrangères, de plus en plus nombreuses.

On n’y trouve donc plus seulement les têtes d’affiche du secteur privé ou, au contraire, des petites troupes qui comptent sur cette vitrine exceptionnelle pour se faire connaître, au risque d’y laisser des plumes. De nombreux directeurs et directrices de compagnie portent tout sur leurs épaules, voire investissent sur leurs fonds propres. C’est lourd !

Le Off se structure avec des salles à la forte identité et aux choix ambitieux. Toutefois, les conditions d’accueil sont parfois très limite et il existe des cas problématiques, heureusement isolés, comme le Théâtre des Trois Soleils (Rue Buffon et La Chapelle Sainte-Marthe).

Un quart des compagnies programmées y ont effectivement dénoncé divers manquements contractuels importants de la part des exploitants des lieux, des dysfonctionnements liés à la billetterie et des conditions d’accueil dégradantes relayés dans la presse. Malgré un constat par voie d’huissier, corroboré par certains membres du personnel des lieux et différentes sollicitations d’AF&C, aucune réponse n’a été fournie par les propriétaires. L’association met donc à disposition des structures concernées tous les outils et moyens légaux qu’elle jugera nécessaires pour obtenir une compensation à la hauteur du préjudice subi.

Résolument engagée sur la voie de la professionnalisation, AF&C milite pour la mise en place d’un label certifiant des bonnes pratiques pour les théâtres et les compagnies : « Il est de notre devoir de garantir à tous les acteurs du Off un environnement de travail professionnel et respectueux de leur dignité ».

La Fédération des Sentinelles réclame ce label depuis longtemps. En plus de faire en sorte que les théâtres soient en ordre de marche, elle fait preuve de vigilance sur les effets d’annonce : « Si nous pouvons nous réjouir de voir des files d’attentes devant les théâtres et d’entendre des compagnies heureuses de leur festival, les chiffres annoncés sont forcément fantaisistes. Ils sont, au mieux, une extrapolation des ventes de Ticket’off, la billetterie gérée par AF&C, mais en aucun cas une image précise des ventes, puisque personne n’est en mesure de donner ces chiffres qui sont détenus soit par les théâtres, soit par les compagnies », peut-on lire sur sa page Facebook.

Cette précieuse fédération met en lumière des sujets importants, comme l’inflation des prix des créneaux et des logements, les maigres retombées de diffusion, le formatage des propositions artistiques : « Cette bonne santé apparente ne doit pas non plus masquer les difficultés structurelles et conjoncturelles de notre secteur ». D’ailleurs, elle dresse un bilan positif de son dispositif de parrainage mis en place cette année, lequel a permis à une trentaine de compagnies faisant le festival pour la première fois d’être accompagnées par des compagnies plus expérimentées.

Quoi qu’il en soit, on a pris du plaisir à dénicher des pépites dans le Off (voir nos sélections), avec de bonnes surprises, sur les 466 créations et des reprises, dont nous avions déjà relevé la qualité ici. Malgré des budgets de production incomparables, et des formats plus classiques, l’équipe du journal a donc écumé les salles, même si La Manufacture, le Théâtre du Train Bleu, le 11 Avignon et l’Artéphile ont eu nos faveurs. Laura Plas a d’ailleurs écrit plusieurs focus. Quant à Florence Douroux, elle préfère aller hors des sentiers battus (lire ses coups de coeur ici, ici, ici et ici).

Sans oublier L’Occitanie fait son cirque (lire le focus de Laura Plas) et Villeneuve en Scène (lire la critique de notre coup de cœur : Cabaret renversé), nos bulles d’oxygène, au propre et au figuré. Un lieu, un artiste, mais aussi un thème, une note d’intention, une photo ont pu suffire à nous interpeler.

Le In, festival de la création

Comparativement à l’offre toujours pléthorique du Off (près de 1 500 spectacles), la quarantaine de propositions du In ne fait pas pâle figure. Bien au contraire ! Au Festival d’Avignon, 75 % des artistes étaient primo-invités. Relevons le beau succès de la création collective de L’École parallèle imaginaire, Le Beau Monde, qui a remporté le Prix du jury Impatience 2022 (lire la critique de Trina Mounier).

« Le Beau Monde », L’École parallèle imaginaire © Christophe Raynaud de Lage Festival d’Avignon

Le goût du risque et de la recherche est assumé, avec des propositions audacieuses, tant sur le fond que la forme. Plus que jamais, la programmation est en prise avec son temps. Qu’elles soient sociales, sexuelles ou politiques, les violences sont vivement dénoncées ; la fin de mondes divers est largement évoquée. Et les compagnies émergentes ne sont pas les seules à saisir à bras le corps de tels sujets !

Nous retenons la belle pièce créée avec les activistes du Mouvement des sans-terre en Amazonie ; Antigone in the Amazon, par Milo Rau, l’une des figures majeures du théâtre européen, d’ailleurs révélée par le Festival les années passées (lire la critique de Lorène de Bonnay).

« En attendant », d’Anne Teresa de Keersmaeker © Christophe Raynaud de Lage Festival d’Avignon

Si le théâtre de texte perd du terrain, au profit du documentaire, Écrire sa vie, traduit de Virginia Woolf et mise en scène par Pauline Bayle, déjà forte de ses adaptations virtuoses d’Homère et de Balzac, a beaucoup plu à Laura Plas (lire sa critique).

Parmi les pièces de répertoire, cette année, le Festival mettait à l’honneur la langue anglaise et, évidemment, son plus grand poète dramatique. Ancien architecte, Gwenaël Morin a ainsi affronté Shakespeare, dans le Songe, pour le transformer, dans le cadre de son projet avignonnais « Démonter les remparts pour finir le pont ». Quant au britannique Tim Crouch, il a revisité le bouffon du Roi Lear pour questionner le statut du fou, de l’artiste, du théâtre, aujourd’hui, dans un percutant monologue : Truth’s a Dog Must to Kennel. Deux spectacles de « folie » sur la puissance de l’imaginaire (lire le focus de Lorène de Bonnay).

Shakespeare, un classique indémodable ! Toutefois, l’art dramatique contemporain a été à l’honneur à la Maison Jean Vilar, avec Les Douze heures des auteurs (lire le reportage de Lorène de Bonnay). D’ailleurs, cette année encore, la Maison Vilar a sorti le grand jeu en proposant lectures, films, rencontres, spectacles, expositions, dont L’Œil présent continue. 130 photos du photographe officiel du In, Raynaud de Lage, ont été ajoutées au parcours de l’année dernière. La scénographie, modifiée, nous immerge avec fascination dans les « instants décisifs » d’un Festival qui continue de s’écrire : un récit très sensible (lire le compte-rendu de Lorène de Bonnay et Laura Plas).

Un art du présent

Nous ne nous attardons pas sur les déceptions, sauf peut-être dans le lieu emblématique de la Cour d’honneur du Palais des Papes, car les attentes y sont proportionnelles à son caractère presque sacré. Ni Welfare de Julie Deliquet, ni The Romeo, de Trajal Harrell n’ont totalement convaincu Lorène de Bonnay (lire ses critiques ici et ici).

Mais après « 21 jours de fête civique », la 77édition du Festival « s’est achevée en apothéose » avec la reprise du spectacle By Heart, de Tiago Rodrigues : « un vibrant hommage à la littérature » (lire sa critique).

En revanche, la démesure de la carrière Boulbon n’a pas nui à l’excentrique Philippe Quesne, pour sa dernière création (voir ci-dessous). Mais un lieu seul ne suffit pas à garantir la qualité d’une proposition : il a fallu se rendre dans une autre cour, celle du lycée Saint-Joseph, pour être ravie. L’Extinction de Julien Gosselin a aussi enflammé Lorène de Bonnay (lire sa critique).

Autres propositions radicales : entre la Brésilienne Carolina Bianchi, droguée et endormie plus d’une heure au milieu du plateau pour évoquer les féminicides, dans A Noiva e o Boa Noite Cinderela (lire la critique de Laura Plas), et les performeuses de Carte noire nommée désir, de Rébecca Chaillon, figure de l’afroféminisme, une même sincérité dans l’engagement, un goût pour la provocation. Ces femmes-là n’ont pas froid aux yeux.

Soutien à l’équipe de « Carte noire nommée désir »

La cie Dans le ventre est coutumière des spectacles coups de poing. Là, pendant 2 h 45, huit femmes noires performent pour pointer du doigt, entre autres, les stéréotypes et fantasmes que les blancs portent sur les corps noirs. Mais les interprètes ont dû faire face à des agressions verbales et physiques lors des représentations et dans les rues. La dénonciation des clichés racistes et sexistes dérange ! En clôture de festival, les déflagrations provoquées nous ramènent à la montée inexorable des extrémismes (lire le coup de gueule de Stéphanie Ruffier).

« Carte noire nommée désir », Rébecca Chaillon © Christophe Raynaud de Lage Festival d’Avignon

Tiago Rodrigues, le directeur du Festival, s’est dit choqué par ces agressions à caractère raciste et a défendu la liberté d’expression. Selon lui, « ce comportement ne représente pas le public du Festival. ». « Fier de présenter et d’accompagner ce spectacle qui a marqué cette 77édition », le Festival d’Avignon affirme dans un communiqué qu’« il est inacceptable de laisser sous silence ces déferlements de haine et témoigne de sa solidarité et de son soutien aux artistes. Cœur battant des idées et des débats, il reste une fête mais aussi un combat, un combat pour la démocratie. »

Ouvertures

Toujours sans cesse ouvrir des espaces de dialogue, avec les publics, entre les disciplines, les artistes, les cultures, les pays : tel est le leitmotiv du Festival. Ainsi, après l’anglais, la langue étrangère invitée sera l’espagnol. La carrière Boulbon, à la jauge importante, devrait à nouveau doper la fréquentation. A contrario, il sera confié à l’Argentin Mariano Pensotti le soin de créer une forme mouchoir de poche destinée à voyager dans plusieurs lieux de la région (arènes, centres culturels, cour de châteaux, écoles).

Parallèlement à l’internationalisation (y compris du public, avec cette année 17 % d’origine étrangère), l’ancrage sur le territoire se confirme donc. Idem pour le Off, qui a d’ailleurs proposé au Québec d’être un « pays invité » en 2024.

« Angela a strange loop », de Susanne Kennedy et Markus Selg © Christophe Raynaud de Lage Festival d’Avignon

Après l’ouverture de la 77e édition du In par Julie Deliquet et Bintou Dembélé, relevons à nouveau l’annonce d’une belle présence des femmes, dont Caroline Guiela N’Guyen, nouvelle directrice du Théâtre national de Strasbourg, ou encore Marta Gornicka, metteuse en scène, autrice et chanteuse venue de Pologne.

Tiago Rodrigues, quant à lui, présentera Hécube, à partir de l’œuvre d’Euripide, en avant-première, une coproduction de la Comédie Française (visionner la vidéo de la conférence de presse). Voilà de nouvelles promesses de spectacles d’exception, comme autant de visions du monde.

Et en 2024 ?

À peine les éditions 2023 se terminent-elles que l’on a déjà hâte d’être aux prochaines ! En raison des Jeux Olympiques, le Festival sera avancé d’une semaine (du 29 juin au 21 juillet), mais avec deux jours de plus par rapport à l’édition 2023. Très probablement, le Off s’alignera-t-il sur le In ?

Cela n’est pas sans engendrer des conséquences, notamment logistiques (disponibilités des logements et lieux de spectacles, alors que les vacances scolaires n’auront pas commencé ; mobilité des publics et des professionnels ; carence de matériels requis pour les JO) et économiques (impacts inflationnistes).

Des pistes sont à l’étude. Ce qui est sûr : le soutien de l’État sera nécessaire et la logique de coopération affirmée entre les In et le Off autour des enjeux communs (écoresponsabilité, publics, territoire, éducation artistique et culturelle, accompagnement de l’émergence artistique, rayonnement international). 🔴

Léna Martinelli


Festival d’Avignon

Du 5 au 25 juillet 2023
Plus d’infos ici

Festival Off Avignon

Du 7 au 29 juillet 2023
Plus d’infos ici

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☛ « Avignon en effervescence », avec sélection des spectacles déjà chroniqués, par Léna Martinelli
☛ « La programmation du Festival d’Avignon 2023 », par Lorène de Bonnay

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